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Le créateur du latté à la citrouille épicée de Starbucks, Peter Dukes, a sauvé cette boisson de l'oubli.  | Photo : iStock / George Dolgikh

Peu de gens le savent, mais le latté à la citrouille, boisson incontournable de l’automne, a failli ne jamais voir le jour tellement le chemin menant à sa création a été semé d’embûches. Mordu s’est penché sur le parcours unique de ce café chaud aromatisé aux épices, devenu un véritable phénomène culturel et un coup de génie marketing.

Impossible de ne pas voir la frénésie entourant le latté à la citrouille sur les réseaux sociaux, où le mot-clic #pumpkin spice latte a été visionné plus de 468 millions de fois sur TikTok.

C’est son créateur, Peter Dukes, alors chef de produit pour Starbucks, qui a cru profondément au succès de cette boisson qui souffle cette année ses 20 bougies. Il y a deux décennies, l’entreprise lui confie la mission de créer un pendant automnal au moka à la menthe poivrée des Fêtes(Nouvelle fenêtre). Pour y arriver, son équipe sélectionne 20 saveurs potentielles parmi lesquelles figure la citrouille épicée. Mais au printemps 2003, un sondage auprès de la clientèle classe cette combinaison de muscade, de cannelle, de clou de girofle et de gingembre au… dernier rang, alors que les saveurs de caramel et de chocolat triomphent.

Ce résultat, qui montre clairement une impopularité des épices et de la citrouille, n’arrête pas Peter Dukes. Au contraire! Il n’en démord pas : ce café au lait goûte l’automne. À ses yeux, le mélange d’épices rappelle les traditions saisonnières familières, ce qui devrait en faire un café aux arômes réconfortants. Ces mêmes saveurs se retrouvent d’ailleurs dans les populaires tartes d’automne, mais n’ont jamais été introduites dans l’univers du café Starbucks.

Autre obstacle : la vice-présidente des boissons pour Starbucks à l’époque, Michelle Grass, est loin d’être séduite par cette combinaison d’épices. Pourquoi investir dans un produit aussi peu attrayant alors que des options chocolatées restent des valeurs sûres?

Mais Peter Dukes ne capitule pas devant le scepticisme de sa patronne. Fais-moi confiance, lui aurait-il dit, selon le Seattle Met(Nouvelle fenêtre). Laisse-moi jouer avec les saveurs. Rien de tel n’existe dans le marché.

Des records de vente

Un exemple de cafés au lait à la citrouille de la chaîne Starbucks
Un exemple de cafés au lait à la citrouille de la chaîne Starbucks  | Photo : facebook.com/Starbucks

Grâce à la persistance et à la détermination de Peter Dukes, le café va enfin voir le jour. Pendant trois mois, dans le laboratoire du siège social de Starbucks à Seattle, de multiples combinaisons sont testées afin de créer la recette qui rappelle avec justesse les jours frais d’octobre. Une fois la version optimale découverte, on la baptise latté de récolte automnale avant de lui attribuer son nom connu aujourd’hui.

Les premiers lattés à la citrouille épicée sont vendus dans les succursales de Vancouver et de Washington D.C. Puis, un an plus tard, en 2004, la boisson figure sur les menus des Starbucks à l’échelle des États-Unis. Le succès est retentissant. La compagnie enregistre une croissance des ventes de 11 % par rapport à 2003(Nouvelle fenêtre), qui est largement attribuée à l’arrivée du nouveau café automnal.

En 2015, à la suite de critiques virulentes(Nouvelle fenêtre) concernant sa liste d’ingrédients, dont l’absence de la fameuse courge et la présence de colorant caramel, le géant américain modifie son mélange pour y inclure pour la première fois depuis sa création... de la citrouille!

Miser sur la nostalgie

20 ans plus tard, le latté à la citrouille épicée connaît une popularité inégalée qui ne rivalise qu’avec le père Noël de Coca-Cola et les œufs de Pâques de Cadbury. Le développement de ce genre de produits permet aux entreprises d’inscrire leur offre directement dans la célébration de traditions, et ainsi, de contribuer à l’imaginaire associé aux saisons.

La sociologue Sonia Bookman explore ce phénomène dans son essai Pumpkin Spice Lattes: Marking the Seasons with Brands(Nouvelle fenêtre) (en français, « Le latté à la citrouille épicée : marquer le passage des saisons avec les marques »).

Pour la clientèle de Starbucks, les fêtes de l’Action de grâce et de l’Halloween incluent maintenant la consommation d’un latté à la citrouille épicée en plus des traditions automnales comme la décoration des citrouilles, la dégustation des tartes et la chasse aux bonbons, mentionne-t-elle.

La trajectoire de cette boisson explique comment les marques exploitent ou s’approprient des conventions saisonnières existantes dans le but de se positionner comme des endroits où célébrer ces traditions, soutient Sonia Bookman.

Starbucks à Vancouver
Starbucks à Vancouver | Photo : David Horemans/CBC

Les feuilles d’arbres colorées de rouge, de jaune et d’orange emportées par la brise froide rappellent à quiconque ayant déjà assisté au spectacle automnal que les jours d’hiver approchent. La neuroscientifique Catherine Franssen estime que cette nouveauté prévisible stimule le cerveau.

Lorsque les événements sont attendus, ils sont très satisfaisants une fois qu’ils se produisent, note-t-elle. L’arrivée du latté à la citrouille épicée sur le menu de Starbucks signale le début de la saison et, plus tard, de la période des Fêtes. Cette boisson et son odeur sont associées à beaucoup de souvenirs.

« La région du cerveau qui analyse les informations olfactives est intimement liée à celle destinée aux émotions et à la mémoire. Des associations positives se créent entre les odeurs et des moments célébrés avec nos proches. Le marketing de ce latté exploite cet amour de l’automne et de ses rituels. »

— Une citation de  Catherine Franssen, neuroscientifique

Un coup de génie marketing, qui, selon la chercheuse, n’est pas venu sans critiques.

Un latté de filles

Des hordes de femmes en pantalons de yoga, bottes Uggs aux pieds, vêtues de manteaux North Face se précipitent aux portes des Starbucks pour savourer un latté à la citrouille épicée sans jamais oublier de se croquer le portrait, gobelet à la main.

Des mèmes et d’innombrables messages Twitter ont contribué à associer ce cliché à la clientèle de cette boisson. La consommation de ce café s’inscrit depuis dans le stéréotype de la femme blanche dite basic (de base).

La société américaine d’études de marché NPD Group(Nouvelle fenêtre) a révélé en 2020 que les consommateurs et consommatrices de latté à la citrouille épicée ont un revenu familial de 75 000 $ ou plus et, surtout, que 57 % de cette clientèle est constituée de femmes. Nous sommes donc bien loin du cliché voulant que cette boisson soit réservée aux femmes.

Les premiers textes à condamner cette inégalité des sexes dans le choix des saveurs apparaissent sur le web en 2014. L’éditrice Noreen Malore signe une chronique dans The Cut(Nouvelle fenêtre) où elle associe l’étiquette basic à la classe sociale.

Le péché de la fille "de base" n’est pas d’aimer magasiner, écrit-elle. C’est de convoiter inconsciemment les mauvaises marques, ces entreprises qui usent de publicité puissante et qui, contrairement aux compagnies indépendantes, doivent répondre de leurs actionnaires (les bonnes seraient celles qui sont plus chères et subtiles).

La journaliste Jaya Saxena pose une question dans le magazine Taste(Nouvelle fenêtre) : Pourquoi les tendances alimentaires associées aux femmes nous agacent-elles collectivement? Parce selon elle, il y a discrimination.

Du vin rosé aux petits gâteaux, elle énumère les produits victimes d’un traitement similaire. Si cela vous fâche qu’une tendance gâche un aliment, demandez-vous si le problème vient réellement des femmes - ou si c’est parce qu’on juge constamment les femmes à la moindre occasion. Le rosé, après tout, peut simplement être un vin comme les autres.

Et le latté à la citrouille épicée peut simplement être une boisson d’automne réconfortante. De nombreuses personnes réclament désormais le droit de savourer ce café sans jugement(Nouvelle fenêtre). Selon la sociologue Sonia Bookman, il entre maintenant dans une phase d’acceptation sociale généralisée.

À moins d’un changement radical, on associera encore pendant longtemps le latté à la citrouille à l’arrivée de l’automne. On participera au rituel ou on le ridiculisera sur les réseaux sociaux, écorchant au passage le stéréotype qu’on se fait d’une catégorie de personnes.

Le créateur du latté à la citrouille épicée de Starbucks, Peter Dukes, a sauvé cette boisson de l'oubli.  | Photo : iStock / George Dolgikh