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La fraise immature vit son moment de gloire au Québec, en raison de son acidité naturelle qui rivalise avec celle des agrumes des pays chauds. | Photo : Gracieuseté : Samy Benabed

La fraise immature fait son apparition sur le marché des tendances alimentaires au Québec. Le fruit récolté très pâle, avant mûrissement, est astringent et très acidulé, une source d’inspiration pour plusieurs chefs au Québec qui le mettent volontiers de l'avant. À la découverte d’un aliment local dont l’acidité rivalise avec celle des agrumes venus de pays chauds.

C’est un substitut parfait à tous les jus d’agrumes, car ça amène une dimension acidulée avec un parfum fruité qu’on n’a pas avec les agrumes , soutient le chef Samy Benabed du restaurant de l’Auberge Saint-Mathieu-du-Lac, en Mauricie.

À son menu ces jours-ci, le chef Benabed met le bar rayé sauvage préparé à la façon d’un ceviche avec le jus de la fraise immature. L'acidité de cette dernière réveille la chair du poisson et la parfume d'un arôme de petit fruit irrésistible. Le chef ajoute ensuite des groseilles immatures lactofermentées ainsi que de l’huile de fraisier et d’oxalis. 

Dans la cuisine du chef Samy Benabed, il n’y a pas d’agrumes, mais beaucoup de fruits immatures de cultures locales. Il préfère de loin les saveurs et les arômes de ces aliments, dont ceux de la fraise immature qu’il cuisine tout au long de l’année.

Le ceviche de bar rayé sauvage est préparé dans un jus de fraises immatures au restaurant de l’Auberge Saint-Mathieu-du-Lac en Mauricie.
Le ceviche de bar rayé sauvage est préparé dans un jus de fraises immatures au restaurant de l’Auberge Saint-Mathieu-du-Lac en Mauricie. | Photo : Gracieuseté : Samy Benabed

Le chef conserve ce petit fruit blanc au vinaigre, par lactofermentation ou au sel selon la technique empruntée à la cuisine asiatique pour produire de l’umeboshi. La méthode, qui consiste notamment à retirer l'eau des fruits, permet à la fraise immature de développer des saveurs proches de celles des olives ou des câpres.

Cette technique de conservation des petits fruits est répandue dans les restaurants gastronomiques de Scandinavie, région dont nous partageons le climat nordique. Samy Benabed estime qu'exploiter la fraise immature de cette manière allait de soi. 

« C’est un aliment que tout le monde connaît. C’est juste que c’est à un stade de croissance différent. Pour moi, c’est une alternative d’acidité locale qui a peu d’impact sur l’environnement. J’explore le potentiel aromatique de ce que j’ai autour de moi, peu importe son stade de croissance. »

— Une citation de  Samy Benabed, chef au restaurant de l’Auberge Saint-Mathieu-du-Lac
Simon Rooney, Charles Lapointe, Gabriel Boutin et Pierre Edouard Perron de Cidre Intrus.
Simon Rooney, Charles Lapointe, Gabriel Boutin et Pierre Edouard Perron de Cidre Intrus. | Photo : Radio-Canada / Allison Van Rassel

Approvisionnement ardu

Cidre Intrus s’intéresse aussi à cette source naturelle d’acidité. Cette cidrerie urbaine située dans le parc industriel Saint-Malo, à Québec, s’apprête à commercialiser une boisson alcoolisée cofermentée de pommes et de fraises immatures. Ce sera le tout premier produit du genre élaboré au Québec. 

C’est une idée qui m’est venue dans le but de conserver la couleur du cidre, tout en ajoutant encore plus d’acidité, ainsi qu’une saveur de fraise , explique Gabriel Boutin, copropriétaire de l’entreprise. 

Celui qui a travaillé avec la fraise immature dans les cuisines du restaurant Le Poivre noir à Trois-Rivières s’inspire de son expérience pour développer des cidres. Il constate avec son chapeau de transformateur qu’il est beaucoup plus difficile pour lui de se procurer des fraises immatures que pour un chef de cuisine.  

On a écrit à tous les producteurs de fraises sur l’île d’Orléans pour essayer de s’approvisionner le plus localement possible, mais personne ne voulait le faire ni ne comprenait pourquoi on voulait ce produit-là , se désole Gabriel.  

« C’est vraiment très compliqué de sortir des producteurs conventionnels de leur zone de confort. Il y a des carcans "stiffs" dans le monde des agriculteurs. Ils ne voient pas de plus-value, même si on est prêts à payer plus cher pour le produit.  »

— Une citation de  Gabriel Boutin, copropriétaire de Cidre Intrus
Environ 3 semaines de maturité séparent la fraise blanche immature d’une fraise rouge mûrie.
Environ 3 semaines de maturité séparent la fraise blanche immature d’une fraise rouge mûrie. | Photo : Radio-Canada / Allison Van Rassel

Ce n’est vraiment pas un produit qu’on veut développer

Joint au bout du fil, l’agriculteur David Lemire, propriétaire de la Ferme Horticole Gagnon à Trois-Rivières, ne voit aucun intérêt à développer un marché pour la fraise immature, même si c’est lui qui fournit l’aliment au chef Samy Benabed. 

C’est vraiment juste pour dépanner un client qu’on a fait ça, ce n’est vraiment pas un produit qu’on veut développer , avoue candidement David Lemire. On sort 1000 boîtes de fraises par jour. On a une demande pour une boîte de blanches immatures par saison. C’est pas mal plus compliqué que d’autre chose.

« Récolter une fraise pas mûre fait en sorte qu’on perd sur le calibre, on perd sur le rendement, on perd sur l’efficacité des récoltes. Faut vendre ça cher! C’est un marché qui se développe un peu, mais ça ne prendra jamais 10 % des ventes.  »

— Une citation de  David Lemire propriétaire de la Ferme Horticole Gagnon

Pour que la commercialisation soit rentable pour l’agriculteur, il faudrait une demande quotidienne qui équivaut à celle d’une palette, soit 100 boîtes de 4,500 kilos. C’est le minimum pour que je libère de l’espace dans les réfrigérateurs, que j’imprime des boîtes et que je dédie du staff à la récolte, explique l’homme d’affaires.

Le fruit de faveurs

Le mot faveur est revenu souvent dans mes conversations téléphoniques avec des producteurs qui fournissent ledit fruit à quelques chefs. Gabriel Boutin a pu profiter d'une de ces faveurs pour l’élaboration de son cidre.

Grâce à sa relation d’affaires avec l’Atelier de transformation agroalimentaire des Basques (l’ATAB), une coopérative de solidarité fondée en 2016 à Trois-Pistoles, Gabriel a mis la main sur 35 kilos du prisé petit bijou blanc acidulé. Le canal unique de cette coopérative du Bas-du-Fleuve permet d’obtenir un lien direct avec plusieurs producteurs et productrices qui ont le souci de valoriser une alimentation locale et raisonnable, tout en favorisant une économie régionale et solidaire.

Quelques-uns des membres du conseil d'administration de l’Atelier de transformation agroalimentaire des Basques (l’ATAB) situé à Trois-Pistoles.
Quelques-uns des membres du conseil d'administration de l’Atelier de transformation agroalimentaire des Basques (l’ATAB) situé à Trois-Pistoles. | Photo : Facebook.com/coopatab

L’ATAB achète ses fruits directement de ses membres – ainsi qu’à plusieurs autres producteurs en province – transforme, entrepose et vend des fruits et des aromates aux acteurs de l’industrie de la fermentation , comme la distillerie La Société Secrète, ainsi que les brasseries Pit Caribou et Mésorem. 

 Sans trop le vouloir, on est devenu un important, sinon le plus important transformateur de fruits et aromates québécois en vrac pour les microbrasseries et distilleries artisanales du Québec , raconte fièrement Jean-Sébastien Delorme, coordonnateur à l’ATAB. 

On a tellement une relation privilégiée avec nos membres et clients que lorsque j’arrive avec une demande qui requiert un peu plus de travail, c’est rare qu’on me dise non , ajoute Jean-Sébastien, qui porte aussi le chapeau de représentant commercial pour l’ATAB. Je fais l’effort pour Cidre Intrus, parce que c’est un bon client sur plein d’autres affaires.  

Une solution rentable?

Malgré la difficulté d’accessibilité, M. Delorme se dit à l'affût des tendances culinaires et il voit dans la fraise immature une opportunité pour les producteurs de fraises du Québec de rentabiliser leurs plants moins performants, car contrairement à la fraise mature, la blanche se transporte très bien sur de grandes distances.

« La 3e année, un plant de fraise n’est pas aussi efficace ni rentable. Habituellement, un producteur arrache et replante. Au lieu d’arracher tout de suite, il pourrait les laisser aller en fraise blanche. Et ceux qui veulent ces fruits sont prêts à payer plus cher, donc tout le monde est gagnant. »

— Une citation de  Jean-Sébastien Delorme, coordonnateur à l’ATAB.

En ce moment, le chef Samy Benabed cherche à mettre la main sur des fraises immatures de la variété Jewel ou Cabot, des fruits qui vont grossir avant de mûrir. La fraise immature est une immense source d’inspiration pour un artiste culinaire qui veut surprendre et séduire sa clientèle. 

Je suis conscient que ça prend plus de temps et plus d’énergie aux producteurs, cette demande de fraises immatures, mais moi je suis prêt à payer le double pour y avoir accès. On paye vraiment cher pour une caisse de limes ou de citrons. Cet argent-là, j’aime mieux le donner aux producteurs d’ici.  

Je me dis que si on veut donner une place de choix à la fraise dans notre patrimoine alimentaire populaire, il faudrait peut-être apprendre à la connaître – et la commercialiser – sous toutes ses coutures.


La fraise immature vit son moment de gloire au Québec, en raison de son acidité naturelle qui rivalise avec celle des agrumes des pays chauds. | Photo : Gracieuseté : Samy Benabed