Nous
sommes mal protégés contre
les agissements parfois dangereux de certains
professionnels. Pour s'en convaincre, il
suffit d'examiner les pratiques du dentiste
Pierre Dupont ces 12 dernières années.
Ce dentiste, dont nous vous avions parlé
la saison dernière, a, entre autres,
extrait 14 dents à une fillette en
une seule séance. Quand le syndic
de l'Ordre des dentistes a demandé
sa radiation provisoire, il lui a fallu
21 mois d'efforts pour y parvenir. Pierre
Dupont vient de plaider coupable aux 45
reproches formulés par son Ordre.
Voici l'histoire de trois de ses patientes.
Journaliste : François Dallaire
Réalisateur : Luc Charbonneau
Paul Morin
En 1992, une première plainte est
déposée contre le dentiste
Pierre Dupont au nom de cinq patients. En
2001, c'est au nom de 10 autres patients
qu'une deuxième plainte est portée
contre lui. Les reproches sont aussi graves
que nombreux. Le docteur Paul Morin est
syndic à l'Ordre des dentistes : « L'utilisation
exagérée de sédatifs,
et de substances d'anesthésie, des
manquements au niveau des diagnostics, des
examens, de l'information aux patients,
et de l'obtention d'un consentement éclairé. »
Aux soins intensifs
pendant 17 jours
En décembre 1998, une dame se présente
au cabinet du dentiste Dupont pour y subir
une opération visant à insérer
trois implants dentaires. Cette patiente
a des antécédents cardiaques,
qu'elle signale par écrit. Il lui
injecte néanmoins une dose d'adrénaline
dangereuse pour une personne ayant une pathologie
coronarienne.
La patiente : « Durant
l'opération - ça ne faisait
pas longtemps qu'il avait commencé
- , j'ai senti que ça me faisait
mal ici [à la poitrine]. J'ai essayé
de lui faire des gestes, et il ne comprenait
rien. Il disait à son assistante
: "Donne-lui d'autres calmants, elle
est trop nerveuse." »
Le docteur Morin : « Les
médecins consultés nous disent
que l'intervention aurait dû être
arrêtée à ce moment,
et la patiente envoyée à l'hôpital.
" La patiente : " J'ai perdu conscience,
et j'imagine qu'il a fini ce qu'il avait
à faire dans ma bouche. Puis, j'ai
su qu'il m'avait mis mon manteau, et qu'il
m'avait assise dans la salle d'attente. »
Le lendemain, elle se rend d'urgence à
l'hôpital Sainte-Croix de Drummondville.
Elle restera aux soins intensifs pendant
17 jours : « J'avais
fait un gros infarctus , mon cur était
fini. »
Elle meurt sur le
fauteuil du dentiste
Un an plus tard, en janvier 2000, une dame
de 71 ans se rend au cabinet du dentiste
Pierre Dupont pour y subir le même
genre d'opération. Ce sera la dernière
journée de sa vie.
La
fille de cette patiente : « Ce
que j'ai su, c'est que le dentiste s'était
aperçu qu'elle ne respirait plus
quand il a voulu coudre la plaie et qu'elle
ne saignait pas. Elle avait donc arrêté
de respirer sur le fauteuil. [ ] Alors
elle a été amenée immédiatement
à l'hôpital Saint-Sacrement,
qui était tout près. On a
tenté de la ranimer. Ça n'a
pas marché, car son corps n'a jamais
repris une température normale. [ ]
Elle était morte sur le fauteuil,
elle avait arrêté de respirer,
elle n'est jamais revenue. »
Dans son cabinet, le dentiste Dupont n'a
jamais pu donner d'oxygène à
sa patiente. La bonbonne était introuvable.
Lorsqu'on l'a finalement trouvée,
dans un placard, l'appareil n'a pu être
utilisé, car il manquait une pièce
importante : le masque. Le coroner, François
Houle, dénonce cette lacune : « Elle
[la bonbonne] aurait dû être
dans un endroit plus accessible, et tous
les membres du personnel auraient quand
même dû savoir où était
remisée la dite bonbonne. »
Le docteur Morin : « On
ne peut pas travailler sans prendre toutes
les précautions pour protéger
les patients. [ ] Quand vous intervenez
auprès d'un patient, vous devez vous
assurer que l'oxygène est là.
[ ] C'est élémentaire. »
Une autre patiente
fait un dème pulmonaire
Quatre mois après ce drame, le Dr
Pierre Dupont laisse partir une patiente,
alors que ses gencives saignent. La patiente : « Il
a donné des essuie-tout à
mon mari et il a dit : "Qu'elle aille
se reposer". [ ] Je me suis étendue
sur les oreillers avec de la glace. [ ]
J'étouffais, je me suis relevée
rapidement. »
Hospitalisée d'urgence, elle fait
un oedème pulmonaire. Elle va demeurer
alitée pendant 12 jours : « Je
serais morte. J'étais à un
cheveu de la mort. »
Le docteur Morin explique que l'Ordre reproche
au dentiste de ne pas avoir fait de suivi,
et d'avoir laissé partir la patiente
dans un tel état.
Des doses trop fortes
de sédatifs
Jusqu'à
maintenant, le dentiste Dupont a réalisé
plus de 2300 opérations. Il est spécialisé
dans la pose d'implants dentaires. Sa clientèle
est surtout composée de personnes
âgées. Des patients à
qui il prescrit des sédatifs pour
calmer leurs angoisses. Il leur promet même
qu'ils pourront dormir. Mais les doses ne
tiennent pas compte de l'âge ni du
poids de certains de ses patients.
L'Ordre des dentistes reproche à
M. Dupont d'avoir administré ou prescrit
à ses patients des doses trop fortes
de sédatifs, compte tenu de l'état
de santé de ces personnes et aussi
de leurs besoins. La fille de la patiente
décédée : « Elle
aurait pris 10 mg la veille et 30 le matin
même de l'opération. Il faut
dire que ma mère était une
petite femme, elle pesait à peine
100 livres, et elle était âgée
de 71 ans. C'est une dose massive pour elle. »
Comme l'explique le docteur Morin, les experts
ont établi que pour des personnes
âgées, les doses étaient
exagérées.
Mais pourquoi le dentiste Dupont prescrit
ces sédatifs de façon presque
systématique? Dans une déposition,
son ancienne assistante dentaire apporte
une partie de la réponse à
cette question : « Le
Dr Pierre Dupont n'a jamais aimé
avoir des patients agités, alors
nous devions leur donner des médicaments
pour les rendre somnolents. »
L'utilisation du
saturomètre.
La fille de la patiente décédée
demande une autopsie. La famille soupçonne
que la quantité de médicaments
absorbée par la vieille dame a peut-être
quelque chose à voir avec sa mort.
Le lien entre la prise de médicament
et le décès de la patiente
n'est pas établi. Cependant, sous
l'effet des sédatifs, les patients
doivent être reliés à
un saturomètre, un appareil permettant
d'alerter le dentiste si le patient est
en détresse respiratoire. François
Houle, coroner : « Le
docteur Pierre Dupont n'a pas utilisé
dans ce cas le saturomètre, même
si le protocole d'intervention prévoit
l'utilisation de cet appareil. »
Le docteur Morin, du syndic : « Si
le patient a pris des sédatifs, ses
réflexes de survie, ses réflexes
de respiration se trouvent atténués.
On dirait qu'il ne se rend pas compte qu'il
doit respirer, alors il faut l'assister. »
Sédation abusive, doublée
d'une absence d'appareil de réanimation
et de monitorage. Le coroner se demande
comment, dans ce cas, être assuré
d'intervenir à temps.
Il pratique sa profession
malgré tout
Devant l'urgence de la situation, le syndic
demande la radiation immédiate du
dentiste. Pourtant, il s'écoule 21
mois avant que le comité de discipline
de l'Ordre des dentistes rende une décision.
Pendant toute cette période, le dentiste
Dupont continuait à pratiquer sa
profession, ce que déplore Paul Morin,
du syndic : « Si
vous me demandez si je suis d'accord avec
le fait qu'il pratiquait [sa profession]
, c'est non! »
La
fille de la patiente décédée
a assisté aux audiences. Ce qu'elle
y a entendu, l'a fait réfléchir
sur les failles du système : « Ce
que j'ai observé en allant aux audiences,
c'est qu'il y avait une évolution
dans la gravité des cas, et que quelqu'un
allait mourir, et c'est tombé sur
ma mère. » Selon
elle, les mécanismes qui auraient
dû protéger sa mère
ont échoué. Elle a donc alerté
l'Office des professions et le ministère
de la Justice. Leurs réponses ne
l'ont pas rassurée : « Il
faut demander des changements. »
Le docteur Morin : « Il
y a sûrement des choses à faire
pour améliorer ce système. »
La patiente qui a fait un infarctus souhaite
que le dentiste Dupont soit radié
à vie. La fille de la patiente décédée
le souhaite aussi : « Ce
n'est pas une question de vengeance personnelle,
mais je pense que, juste pour la protection
du public, il ne devrait plus jamais remettre
les pieds dans un cabinet de dentiste. »
En conclusion
Le docteur Pierre Dupont vient donc de
plaider coupable aux 45 chefs d'accusation
déposés contre lui par le
syndic de son Ordre. Il a exprimé
ses regrets à ses patients, des regrets
qui arrivent bien tard, selon le syndic juste
avant que le comité de discipline
ne rende sa sentence.
Il y a un an, quand La Facture vous
avait parlé pour la première
fois de ce dentiste, nous avions souligné
les faiblesses incroyables du Code des professions,
la loi qui est censée assurer notre
protection dans ce genre de situation. Cette
loi est toujours pleine de trous. Rien n'a
été fait pour la corriger.