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ChroniqueLes épices chinoises et la crédulité de l’AMA

Des nageuses

Les nageuse chinoises avaient notamment gagné l'or au 4 x 200 m nage libre aux Jeux olympiques de Tokyo, inscrivant en finale un record du monde.

Photo : Getty Images / ATTILA KISBENEDEK

Qu’est-ce qu’une histoire invraisemblable? C’est le genre d’histoire que peut gober l’Agence mondiale antidopage (AMA), semble-t-il.

Si un étudiant se présente à l’école en plaidant qu’il est incapable de remettre son travail de session parce que son chien l’a mangé, il n’a aucune chance de bénéficier de la clémence de son professeur. Avec raison, parce que son histoire ne tient pas debout et qu’aucune personne raisonnable ne pourrait la croire. Or, l’AMA a fermé les yeux sur un récit encore plus farfelu en 2021, dans les mois précédant les Jeux olympiques de Tokyo.

Le New York Times et le diffuseur allemand ARD ont révélé en fin de semaine qu’en l’espace de quelques jours, à la fin de décembre 2020 et au début de janvier 2021, pas moins de 23 des meilleurs nageurs chinois ont été déclarés positifs à la même substance interdite, la trimétazidine (TMZ). Vous avez bien lu : 23 nageurs.

Le monde était alors en pleine pandémie et la Fédération chinoise de natation avait décidé d’organiser une compétition à l’intention de ses 200 meilleurs athlètes afin de les aider à se préparer en vue des sélections olympiques du printemps. L’Agence chinoise antidopage, CHINADA, a testé les deux meilleurs nageurs de chacune des 29 épreuves au programme en plus d’effectuer d’autres prélèvements de façon aléatoire. Et dans ce groupe restreint, il vaut la peine de le répéter, la CHINADA a épinglé un hallucinant total de 23 fautifs.

La TMZ est un médicament sous prescription qui vise à soigner les personnes aux prises avec des problèmes cardiaques, notamment l’angine de poitrine. Ce médicament est distribué sous forme de comprimés. On ne parle donc pas d’une substance volatile. La TMZ figure parmi les substances interdites du Code mondial antidopage parce qu’elle rend les athlètes plus endurants et qu’elle réduit les périodes de récupération. Elle est aussi difficile à détecter parce qu’elle se dissipe assez rapidement dans l’organisme après avoir été ingérée.

Cette histoire abracadabrante, qui aurait incité n’importe quelle personne raisonnable à croire à une forte possibilité de dopage systémique, est par ailleurs survenue dans un contexte très particulier.

Le nageur chinois Sun Yang après sa victoire au 1500 m libre aux Jeux asiatiques en août 2018

Le nageur chinois Sun Yang purge une suspension de huit ans pour dopage.

Photo : The Associated Press / Lee Jin-man

En 2020, l’Agence américaine antidopage (USADA) a fait savoir à l’AMA qu’elle avait obtenu des informations voulant qu’une situation de dopage systémique existait dans le programme de natation chinois. Sans disposer de détails supplémentaires, l’AMA a toutefois jugé qu’elle n’avait pas suffisamment de matériel pour lancer une enquête.

En 2014, le plus populaire nageur du programme chinois, Sun Yang, avait par ailleurs été suspendu pour avoir été positif à la TMZ. Sun est sous le coup d’une suspension de huit ans pour avoir été déclaré positif à une autre substance. La TMZ avait donc des antécédents dans l’équipe chinoise de natation.

***

Malgré tout ce qui précède, 13 des 23 athlètes chinois qui avaient été déclarés positifs à la TMZ se sont retrouvés dans la piscine olympique à l’été 2021. Parmi eux, on retrouvait :

  • Zhang Yufei, qui a remporté deux médailles d’or individuelles chez les femmes (100 m papillon et 200 m papillon) en plus de contribuer à la médaille d’or du relais 4 x 200 m style libre et à la médaille d’argent du 4 x 100 m quatre nages mixte.

  • Yang Junxuan, médaillée d’argent du 4 x 100 m quatre nages mixte.

  • Wang Shun a reçu la médaille d’or au 200 m quatre nages. Il est devenu le deuxième Chinois de l’histoire à gagner une médaille d’or individuelle.

On retrouvait par ailleurs Qin Haiyang, qui est devenu en 2023 le détenteur du record du monde au 200 m brasse.

Tout cela nous mène à la question qui tue.

Comment près de la moitié de l’équipe olympique de natation chinoise des Jeux de Tokyo a-t-elle pu être composée d’athlètes qui avaient échoué à un test antidopage? Et comment se fait-il que cette situation n’ait jamais été révélée au public?

***

En temps normal, une violation des règles antidopage est rapidement signalée de façon officielle. On suspend alors provisoirement les athlètes concernés, le temps de mener une enquête approfondie.

Or, la CHINADA n’a rapporté les 23 cas positifs que quelques mois plus tard, en mars 2021. Au lieu d’annoncer publiquement cette vague inquiétante de résultats positifs, les autorités chinoises ont mené une enquête interne . Un rapport de plusieurs dizaines de pages a été préparé par la CHINADA. Mais selon le réseau allemand ARD, c’est le ministère chinois de la Sécurité publique qui a été chargé de l’enquête.

Au bout du compte, faut-il s’en étonner, les conclusions de ce rapport équivalaient à l’excuse du chien ayant mangé le travail de fin de session de l’étudiant.

Les enquêteurs chinois ont fait valoir que les nageurs séjournaient au même hôtel en décembre 2020 et en janvier 2021 et qu’ils avaient involontairement été contaminés. À preuve : deux mois après la compétition, des traces de TMZ ont été retrouvées dans les cuisines dudit hôtel, ont-ils argué! Selon le rapport, on a retrouvé des traces de TMZ dans les contenants renfermant des épices, dans la hotte d’aération et même dans la tuyauterie des lavabos.

Witold Banka en mêlée de presse à Montréal

Witold Banka, président de l'AMA

Photo : Getty Images / AFP/Sébastien St-Jean

Un peu comme si quelqu’un s’était par hasard mis à écraser des kilos de comprimés de médicaments pour le cœur dans les cuisines d’un hôtel. Et ce, au moment où les meilleurs nageurs du pays y séjournaient. Tu parles d’une malchance!

CHINADA a donc conclu que les récipients d’épices avaient contaminé les repas des athlètes et que, comme les quantités décelées étaient minimes, les 23 athlètes ayant échoué à leurs tests antidopage ne devaient être ni poursuivis ni inquiétés.

Un expert consulté par le réseau allemand ARD, le toxicologue légiste et pharmacien Fritz Sörgel, a testé les prétentions qu’on retrouve dans le rapport chinois. Et il estime qu’il est très improbable que les événements aient pu se produire ainsi. Par contre, les faibles quantités de TMZ décelées pourraient fort bien s’expliquer par le fait que les athlètes en avaient consommé quelques semaines auparavant, précise-t-il.

Confrontée à cette histoire de licornes ailées, comment l’Agence mondiale antidopage a-t-elle réagi?

Comme c’était la pandémie et qu’il était difficile de se rendre en Chine pour mener une enquête, l’AMA a choisi d’avaler la couleuvre au grand complet. Elle a demandé l’avis de ses conseillers juridiques et a conclu qu’elle n’avait pas de base suffisante pour contester la version des Chinois.

L’affaire a donc été complètement balayée sous le tapis. Et la Chine, qui était elle-même à quelques mois d’accueillir les Jeux d’hiver de 2022, n’a jamais été indisposée par la publication de ces résultats. Tu parles d’une autre coïncidence!

La Chine n’a jamais eu à répondre à des questions, fort légitimes, sur la possible existence d’un système de dopage encouragé par l’État. Et les médaillés chinois ont quitté Tokyo en pleine gloire, sans être inquiétés.

On a bien hâte de voir comment ils seront reçus à Paris.

***

On a aussi hâte de voir comment l’Agence mondiale antidopage réussira à conserver un brin de crédibilité après cette histoire.

Nombre d’observateurs ont rappelé que l’AMA s’est comportée de la façon tout à fait contraire envers la patineuse russe Kamila Valieva durant et après les Jeux de Pékin.

La jeune patineuse est en pleurs après sa performance aux JO de Pékin.

La patineuse artistique russe Kamila Valieva

Photo : Getty Images / Catherine Ivill

Valieva avait été déclarée positive à la même substance, la TMZ, juste avant les Jeux d’hiver de 2022. Les quantités décelées étaient minimes et l’athlète avait plaidé une contamination involontaire. Elle avait notamment invoqué la condition cardiaque de son grand-père.

L’Agence antidopage russe a innocenté la patineuse, mais l’AMA a fait appel et Valieva a finalement été suspendue pour quatre ans.

Comment peut-on logiquement réconcilier ces deux histoires?

L’AMA a publié deux vigoureux communiqués en fin de semaine dans lesquels elle affirme avoir agi de bonne foi et avoir consulté des experts dans le cadre de cet inquiétant épisode chinois. L’un des communiqués menaçait le New York Times et le réseau ARD de poursuites pour diffamation. L’autre menaçait de poursuites le chef de l’Agence antidopage américaine, Travis Tygart, qui a déclaré que l’inaction de l’AMA avait constitué un coup de couteau dans le dos des athlètes propres.

À cela, on pourrait répondre qu’être de bonne foi est une chose, et qu’être vigilant et compétent en est une autre.

Il y a une raison pour laquelle les corps policiers ne peuvent pas enquêter sur leurs propres bavures. Et il y a une raison pour laquelle on retrouve partout des mécanismes indépendants auxquels on peut faire appel pour éviter que des organisations enquêtent sur elles-mêmes.

L’AMA a laissé les Chinois enquêter sur eux-mêmes et a choisi de croire les explications invraisemblables qui lui ont été fournies. Depuis samedi, le monde entier ne se demande donc pas si l’AMA était de bonne foi. Les gens se demandent si les dirigeants de cet important organisme sont assez compétents pour protéger les athlètes propres.

Cette nouvelle peut être consultée en chinois (Nouvelle fenêtre) sur le site de RCI (Nouvelle fenêtre).

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