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Le blues d’une métropole

Le blues d’une métropole

On peut être seul, même au milieu d’une foule. Dans les villes de plusieurs millions d’habitants, la solitude est une expérience commune, qui reste pourtant taboue.

Signé par Camille Gris Roy Illustration par Camile Gauthier

Publié le 24 avril 2024

Jennifer Ocquidant n’a pas tout de suite su mettre des mots sur ce mal dont elle a souffert.

Il y a quelques années, cette traductrice torontoise décide de se lancer à son compte. Elle constate alors que ses liens sociaux se dégradent, que son réseau rétrécit. Je travaillais de la maison, derrière un écran. Je n’avais pas vraiment de relations en face à face avec les clients.

Ne plus faire partie d’une équipe, ne plus aller au travail, etc. Au fur et à mesure, j’ai senti un manque. Et ça a beaucoup affecté ma santé mentale, confie-t-elle. À cela s’ajoutent une rupture amoureuse, et une pandémie qui ne fait qu’accentuer l’isolement.

Elle est assise sur un divan au Reset.
Jennifer Ocquidant Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

Jennifer est consciente qu’il lui faut faire un premier pas pour briser le cercle de la solitude. Elle finit par se mettre à la recherche d’un espace de cotravail, un prétexte pour sortir de chez elle. C’est là qu’elle se retrouve, par hasard, à pousser la porte du centre Reset, dans la Petite Jamaïque.

Boulangerie, salon de manucure, station-service, restaurants... À première vue, Reset se fond dans le paysage des petits commerces de quartier.

À l’intérieur, derrière la devanture colorée, Jennifer Ocquidant a plutôt l’impression de pénétrer dans un vaste salon. Il y a des divans, des tables, un réfrigérateur et des plantes. Mais aussi une étagère de jeux de société, une machine à maïs soufflé, un espace zen au sous-sol avec hamac et coussins. Des peintures sur les murs et au plancher.

Dans un coin, une grande affiche : Toronto for Everyone. Toronto pour tous.

La façade vitrée de Reset, ornée de dessins.
Reset est dans le quartier la Petite Jamaïque. Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

Reset, un organisme à but non lucratif, se présente comme un antidote à notre époque de solitude, de déconnexion et de division. Sa mission : améliorer la santé sociale de la population.

Cela fait référence à l'aspect de notre bien-être qui découle de la connexion et de la communauté, explique le directeur général Adil Dhalla-Kim. 

« Nous connaissons la santé physique, liée au corps, et la santé mentale, liée à l’esprit. La santé sociale est liée à nos relations. »

— Une citation de   Adil Dhalla-Kim, directeur général de Reset

Ce salon communautaire a été inauguré il y a deux ans. Comme Jennifer, les gens qui le fréquentent viennent s'y installer pour travailler, mais aussi pour rencontrer de nouvelles personnes.

Chaque jour à 15 h, c’est le recess, la récréation : une période de 30 minutes où l’on pose ordinateurs et blocs-notes. Les gens jouent aux dominos ou à d’autres jeux, ils dansent, prennent un thé, vont marcher à l’extérieur, détaille Adil Dhalla-Kim. C’est l’occasion de tisser des liens sans cadre défini, dans le respect des limites de chacun, affirme le directeur – que l’on soit de nature extravertie ou introvertie.

Les membres de Reset se retrouvent aussi à divers moments de la semaine pour des activités : méditation, poésie, séances de sauna, cercles de parole, et même des ateliers qui abordent de front le thème de la solitude. On peut se sentir seul au milieu d'un groupe de personnes et c'est déroutant. Comment alors construire et entretenir des liens de qualité? Les participants échangent sur ces questions.

J'ai gagné une dizaine d'amis au moins, rien qu'en l'espace d'une année, mentionne aujourd’hui Jennifer Ocquidant. Des relations qu’elle dit approfondies et authentiques, au-delà du sourire et de la courtoisie. Un véritable déclic.

Toronto, capitale de la solitude au pays?
Toronto, capitale de la solitude au pays?

Si Jennifer a souhaité raconter son histoire, c’est qu’elle sait que d’autres vont s’y reconnaître.

Près d’un quart de la population mondiale se sentirait seule, selon une étude de la firme Gallup menée dans 140 pays.

Au Canada, 28 % des gens déclarent s’être sentis seuls pendant au moins trois ou quatre jours d’une semaine type. À Toronto, cette proportion monte à 37 % – soit 925 000 adultes. Ces constats sont tirés d’un rapport de la Toronto Foundation, une association caritative, qui a fait les manchettes l’automne dernier dans la métropole.

Il s’agit d’une tendance troublante, qui a pris de l’ampleur depuis la pandémie, relève Mohamed Huque, directeur de l’impact communautaire pour la Toronto Foundation. En 2013, environ 58 % des gens déclaraient avoir au moins 6 amis ou membres de la famille proches. En 2022, c’est tombé à 28 %.

Les conséquences sont concrètes pour cet organisme philanthropique. On voit une corrélation entre la contraction de notre réseau social, l’isolement croissant et le déclin de l’engagement civique. Les personnes les plus isolées sont moins susceptibles de s’impliquer dans leur communauté, de faire du bénévolat, de faire des dons. Résultat : le milieu associatif écope aussi.

Mais quand on parle de solitude et d’isolement, pourquoi Toronto sort-elle du lot?

Il y a certainement l’effet grande ville, couplé à des facteurs économiques, avance Mohamed Huque. La Toronto Foundation a observé que ceux qui signalent le plus de sentiments et d’expériences négatives sont parmi les plus vulnérables financièrement – par exemple des personnes plus jeunes, en situation d’insécurité alimentaire, ou vivant avec un handicap. Toronto étant la plus grande ville du pays, et une ville de moins en moins abordable, il y a ici un nombre disproportionné de ces personnes vulnérables.

Il pose dans un corridor.
Mohamed Huque Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

L’expérience de la solitude est universelle et remonte au début du temps, insiste le psychologue Ami Rokach, qui se spécialise dans le sujet depuis plus de 40 ans. Mais c’est vrai qu’à Toronto, c’est quelque chose que j’entends depuis très longtemps.

La métropole est une plaque tournante qui attire surtout pour des raisons professionnelles, souligne M. Rokach, qui enseigne également à l’Université York. 

Tout va vite. C’est une ville surpeuplée, très animée, où le succès a une place très importante. Les gens vont au travail, ils élèvent leurs enfants. Ils n’ont pas le temps.

Quand la solitude devient un problème de santé
Quand la solitude devient un problème de santé

Dans son petit appartement, Robert Godin, 77 ans, désigne tout autour de lui ses amis : Maria Callas, Jacques Offenbach, Audrey Hepburn, Charles Dickens, Émile Nelligan, Molière. Une multitude de vinyles, CD, DVD, livres, revues, bibelots avec lesquels il converse et se laisse rêver.

Il pose dans son appartement.
Robert Godin Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

Ce comédien et chanteur en semi-retraite, qui se présente comme le doyen du Théâtre français de Toronto, a passé sa vie sur le devant de la scène, à côtoyer le public. Quand on l’interroge sur l’expérience de la solitude, une fois le rideau tombé, il raconte comment il s’en est accommodé. Je ne me suis jamais senti vraiment seul chez moi. Parce que depuis mon enfance, je suis entouré de ma musique, de mes chanteurs d’opéra, des séries de télé populaires...

« J'ai toujours des anniversaires à célébrer. J’ai mes amis les artistes. Parce que moi, je crois que les artistes ne meurent jamais. »

— Une citation de   Robert Godin, comédien et chanteur en semi-retraite

Robert Godin a également trouvé une communauté dans l’immeuble où il a emménagé il y a une quinzaine d’années : le Performing Arts Lodge, une résidence pour artistes située près du marché St. Lawrence. Ma voisine, ça s’est adonné que j’avais fait une tournée d’une pièce de Félix Leclerc avec elle, qui s'appelait L'auberge des morts subites. C'était il y a 52 ans et elle jouait le rôle d’Ange-Aimée.

Il y a tous ces gens de mon passé qui se retrouvent ici comme ça.

Robert Godin montre des photos d'un spectacle appelé The Merry Widow.
Robert Godin est entouré de nombreux objets grâce auxquels il ne se sent pas seul. Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

Robert Godin s’estime finalement chanceux d’avoir ce réseau d’amis, vivants comme disparus, pour l’accompagner. Un récent séjour à l’hôpital lui a fait prendre conscience des dangers de la solitude qui guettent les aînés. J’ai eu un AVC et j’étais à l’hôpital pendant 3-4 semaines. Et là, c’était la veille du jour de l'an. Il n'y avait pas un chat à l'hôpital. Le monde était en congé. C’est là où je me suis rendu compte de la solitude.

Le Dr Jacques Lee le voit régulièrement chez ses patients. Titulaire de la chaire de recherche Schwartz/Reisman en médecine d’urgence gériatrique (SREMI), ce docteur rattaché à l’hôpital Mount Sinai se souvient d’un cas marquant, au tout début de la pandémie. 

C’était un des premiers patients qui avait récupéré de la COVID. Mais tout le monde avait peur de lui. On ne savait pas combien de temps ça durait à ce point-là, est-ce qu'il était encore contagieux? Le pauvre monsieur était embarré dans la chambre de sa résidence, seul. On lui apportait seulement ses repas, il ne pouvait parler à personne.

« Un jour, il a appelé le 911 et quand il est arrivé à l’urgence, je lui ai demandé : "Pourquoi êtes-vous ici monsieur?" Il m’a dit : "Docteur, je meurs de solitude. Ne me renvoyez pas là-bas." »

— Une citation de   Dr Jacques Lee, titulaire de la chaire de recherche Schwartz/Reisman en médecine d’urgence gériatrique

Le Dr Lee commence alors à étudier le phénomène de plus près, du point de vue de la santé. J'ai découvert que la solitude et l’isolement, quand on regarde les risques de mortalité, c’est au même niveau que de fumer 15 cigarettes par jour.

Le docteur Jacques Lee dans un couloir d'hôpital.
Le Dr Jacques Lee Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

C’est quelque chose que beaucoup de monde, même les médecins, ne comprennent pas. Et j’ai réalisé que je n’avais pas de prescription pour ça.

« C’est très sérieux. La solitude peut accélérer la démence et la mortalité. Elle affecte votre santé, votre sommeil, votre humeur. Votre capacité à prendre soin de vous-mêmes. »

— Une citation de   Ami Rokach, psychologue

Par exemple, on sait que les gens qui vieillissent doivent souvent prendre des médicaments. Ceux qui ont un réseau de soutien, un partenaire ou des amis, y arrivent mieux que ceux qui vivent seuls.

Créer et maintenir le lien
Créer et maintenir le lien

Chaque semaine, Andrew Taylor appelle une personne âgée. Pendant une heure, par vidéoconférence, ils parlent de tout et de rien. 

Ce Torontois participe au projet de recherche How R U, piloté par le Dr Jacques Lee. Inspiré d’une initiative australienne, le programme cible les personnes de 70 ans et plus qui se remettent d’une intervention chirurgicale et qui vivent seules ou renfermées. L’hôpital Mount Sinai leur prête un iPad pour leur permettre de communiquer, sur une période de 12 semaines, avec un bénévole comme Andrew. On s’assure d’avoir le meilleur match possible, selon nos intérêts communs, explique celui-ci.

C’est un peu comme une échappée, pour nous deux en fait, dit Andrew Taylor.

Il est aux urgences et fait face à la caméra.
Andrew Taylor Photo : Radio-Canada / Camille Gris Roy

Vers la fin des 12 semaines, le bénévole et son patient commencent à évoquer des stratégies pour la suite des choses. On leur demande ce qu’ils pensent faire pour continuer à connecter avec des gens, trouver des espaces d’échange.

Le bénévolat peut être l’une des idées envisagées. C’est en tout cas ce qui a aidé Andrew Taylor, lui, à entretenir son réseau social. Son engagement auprès de l’hôpital, où il travaille également à l'accueil des visiteurs, n’est pas nouveau.

Quand j’ai pris ma retraite, après plus de 37 ans dans mon emploi, j’ai cherché un endroit où je pourrais me rendre régulièrement pour reproduire l’environnement de bureau que j’avais quitté socialement. Et c’est ce que j’ai trouvé.

Le Dr Jacques Lee souhaiterait poursuivre le programme How R U le plus longtemps possible, mais ne sait pas encore s’il sera pérennisé. Une tendance se dégage déjà des premiers résultats de la recherche, note-t-il : de nombreux patients souffrent sans vouloir l’admettre.  

L’accepter comme si c’était « une simple grippe »
L’accepter comme si c’était « une simple grippe »

Il y a des initiatives; les solutions ne sont pas farfelues. Mais la solitude demeure un sujet tabou et les personnes ici interrogées s’entendent : c’est là le nœud du problème.

Durant toutes ses années de pratique, un seul patient d’Ami Rokach est venu le consulter en admettant, d’entrée de jeu, que c’est parce qu’il se sentait très seul. Les gens ne le disent pas, mais ça ressort dès qu’on commence à gratter la surface.

« C’est stigmatisé, parce qu’on suit ce schéma de pensée : si je suis seul, ça signifie que personne ne veut de moi. Si personne ne veut de moi, ça signifie que je ne suis pas bon. Si je ne suis pas bon, je suis un raté. Or notre société adore le succès. »

— Une citation de   Ami Rokach, psychologue

Paradoxalement peut-être, la pandémie aura été une sorte de parenthèse pour les gens seuls – mais de courte durée, regrette le psychologue. Tout à coup, c’est devenu une expérience acceptable. Pourquoi? Parce qu’on pouvait alors rejeter la faute sur la maladie, aux mesures de confinement. Ce n’était pas moi qui n’arrivais pas à être attrayant. C’était la COVID.

Il y a eu, ces derniers temps, plus de reportages sur la question dans les médias. Le Dr Vivek Murthy, chirurgien en chef des États-Unis, a parlé des effets dévastateurs de cette épidémie de solitude et d’isolement. L’Organisation mondiale de la santé a mis sur pied une Commission sur le lien social. Le Royaume-Uni et le Japon ont un ministère consacré à la solitude. 

Mais au Canada, dans le monde occidental en général, on n’en fait pas assez, tranche Ami Rokach. Pour lui, la société aura réellement avancé quand elle acceptera la solitude comme n'importe quelle expérience humaine, au même titre qu'une grippe.

S’il n’y a qu’un seul message que Jennifer Ocquidant, elle, veut laisser, c’est que la solitude peut être surmontée. Ce n'est pas une fatalité.

Des pistes de solution

Soutien en santé mentale

Si vous vous sentez seul, vous trouverez sur ce site (Nouvelle fenêtre) du gouvernement du Canada une liste de ressources partout au pays. 

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