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Des travailleurs recrutés par des agences, malgré l’interdit de Québec, appellent à l’aide

Même si un règlement de Québec interdit cette pratique, des travailleurs étrangers temporaires sont embauchés par des agences de placement. Elles pourraient le faire en toute légalité grâce à des accords de libre-échange. Une pratique qui n’est toutefois pas sans conséquence pour des travailleurs qui affirment se trouver dans une situation de grande précarité. Enquête.

Un homme avec un manteau d'hiver, des lunettes et une barbe.

Depuis octobre, Jacobo n'a plus d'heures de travail de son agence de placement. Coincé avec un permis de travail fermé, il ne peut pas travailler ailleurs.

Photo : Radio-Canada / Thomas Deshaies

Jacobo* est plus qu’amer de sa première expérience de travail au Canada. « On est frustrés et fatigués », témoigne celui qui est au Québec avec ses trois enfants et sa conjointe. Si les choses se sont bien passées pendant les sept premiers mois après son arrivée, l'agence n'a toutefois plus d'heures pour lui depuis l'automne. Coincé avec un permis de travail fermé, le mécanicien d'aviation ne peut rien faire d'autre que d'attendre.

*Nous avons choisi de taire le nom de famille des travailleurs qui témoignent dans ce reportage pour ne pas nuire à leurs démarches visant à améliorer leur situation économique.

Jacobo a obtenu un permis de travail fermé en mars 2023 pour un emploi d’un an de l’agence AAA Canada qui offre des services de sous-traitance aux entreprises du domaine des transports.

Si son permis indique qu’il travaillerait à Valcourt, il a été appelé, durant les sept premiers mois, à travailler dans des entreprises du secteur du transport terrestre situées dans quatre villes de régions administratives différentes : Saint-Jérôme, Shawinigan, Sainte-Clotilde-de-Beauce et Sherbrooke. Ils ne me disaient pas ce que j’allais faire, explique-t-il. Ils me disaient juste de me présenter à un endroit et qu’ils allaient me donner des instructions.

En octobre, AAA Canada annonce à Jacobo qu’elle n’a plus d’heures à lui offrir pour l’instant. Ils m’ont dit d’attendre, affirme-t-il. Après avoir maintes fois réclamé du travail, le mécanicien se serait finalement fait indiquer en mars dernier que l’entreprise n’avait plus besoin de ses services.

Le problème, c’est que son permis de travail fermé le lie strictement à AAA Canada. Il n’est donc pas en mesure de travailler pour un autre employeur. Depuis, je cherche une manière d’avoir un travail, mais la réponse [des autres entreprises] est toujours la même : "Tu as un permis de travail fermé, on ne peut pas t’embaucher."

Je me suis sentie utilisée!

Une dame habillée en rose.

« Je n’ai rien pour payer le loyer. Je vis sur ma carte de crédit. » Elisabeth est une travailleuse étrangère temporaire embauchée par une agence de placement qui se retrouve sans emploi.

Photo : Radio-Canada

Elisabeth a, elle aussi, subi un traitement similaire. Six mois après son arrivée au Québec, AAA Canada n’avait plus de travail pour elle. Ils m’ont demandé d’attendre qu’il y ait un nouveau projet pour me replacer dans une autre entreprise, explique l'ingénieure mécanique.

À l’approche de l’expiration de son permis de travail, elle est finalement parvenue à se faire embaucher par une autre agence nommée Expleo Canada, toujours sur promesse d’avoir un emploi à temps plein pendant un an. Après moins de deux mois, l’histoire se répète : l’agence n’a plus d’heures à lui offrir.

Elle se retrouve aujourd’hui sans salaire ni assurance chômage.

Je n’ai rien pour payer le loyer. Je vis sur ma carte de crédit.

Une citation de Elisabeth, travailleuse étrangère temporaire

Elisabeth juge que les agences n’ont pas été honnêtes envers elle. Je me suis sentie utilisée. Si on m’avait parlé des conditions, je ne serais pas venue [au Québec].

Plusieurs cas récents

L’agente de projet pour l’organisme Actions interculturelles Andrea Contreras, a rencontré récemment plusieurs cas similaires à ceux rapportés. Elle dénonce le manque de sensibilité de certaines agences de placement.

Ils traitent les personnes comme une chose, comme des outils de plus à vendre à l’entreprise.

Une citation de Andrea Contreras, agente de projet, Actions interculturelles

Andrea Contreras comprend mal comment un permis de travail fermé a pu être fourni à des travailleurs d’agences. Ce type de permis de travail doit généralement lier un employé à un employeur pour qu’il occupe un poste bien précis. Emploi et développement social Canada précise, par courriel, que l’employeur doit offrir au moins 30 heures de travail par semaine à l’employé.

En contradiction avec l’esprit du programme, selon une autre agence

Le vice-président de l’agence de recrutement ISA immigration, Yves Legault, se montre, quant à lui, surpris par les cas rapportés et l’analyse des permis de travail que nous lui avons fournis. Sa firme, elle aussi une agence de placement, se spécialise dans le recrutement et le placement de travailleurs étrangers temporaires et permanents issus de la francophonie.

Un homme habillé d'un veston à carreaux.

Yves Legault est vice-président de l'agence de recrutement ISA Immigration. Il se dit surpris des cas rapportés par Radio-Canada.

Photo : Radio-Canada

J’ai beaucoup de questionnements, laisse-t-il tomber. C’est la première fois que je vois plusieurs permis de travail qui ont été délivrés à des agences de louage de main-d’œuvre.

L’avocate spécialisée en droit de l’immigration Krishna Gagné indique que les agences ne peuvent normalement pas obtenir de permis de travail fermé pour un travailleur étranger temporaire. Le but, c’est d’éviter qu’on se constitue un bassin de travailleurs avec des permis de travail fermé, explique-t-elle.

Qu’un employé d’une agence travaille pour plusieurs clients, dans différentes entreprises, irait à l’encontre des objectifs du Programme des travailleurs étrangers temporaires, selon Yves Legault.

Il ajoute que le programme des travailleurs étrangers temporaires implique obligatoirement un poste à temps plein. Le concept d’être sur une liste de rappel est incompatible avec le programme en partant.

L'avocate regarde la caméra.

Krishna Gagné est une avocate spécialisée en droit de l'immigration.

Photo : Radio-Canada

Le travailleur se retrouve dans une situation de précarité insoutenable.

Une citation de Yves Legault, vice-président de l'agence de recrutement ISA Immigration

Le gouvernement du Québec doit généralement approuver l’embauche d’un travailleur étranger temporaire en délivrant un Certificat d’autorisation du Québec. L’article 99 de son règlement sur l’immigration prévoit toutefois qu’il refusera d’en délivrer si cela concerne une agence qui souhaite procéder à une embauche pour combler les besoins temporaires d’un client.

Or, les employés rencontrés par Radio-Canada avaient en main un permis de travail délivré par le gouvernement fédéral.

Des exceptions en vertu d’accords de libre-échange

AAA Canada a refusé la demande d’entrevue de Radio-Canada. Par courriel, elle a toutefois précisé qu'elle n’avait pas à se conformer au règlement du gouvernement du Québec.

L’entreprise s’est notamment prévalue du programme de mobilité instauré par l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM) qui donne aux employeurs une voie rapide pour embaucher une main-d’œuvre spécialisée, sans avoir besoin de l’accord du gouvernement du Québec.

Image tirée du site Internet de AAA Canada.

AAA Canada s'est prévalue du programme de mobilité instauré par l’Accord Canada-États-Unis-Mexique qui donne aux employeurs une voie rapide pour embaucher une main-d’œuvre spécialisée, sans avoir besoin de l’accord du gouvernement du Québec.

Photo : https://aaa-canada.ca/

L’avocate spécialisée en droit de l’immigration Krishna Gagné juge qu’elles ont entièrement raison de dire qu’elles ne sont pas liées à cette restriction dans ce cas de figure. C’est le provincial qui limite le recours, précise-t-elle.

Elle croit toutefois que les agences semblent tout de même contourner l’esprit du programme [des travailleurs étrangers temporaires] qui vise à combler une pénurie de main-d’œuvre chez un employeur spécifique.

On contourne un peu toutes les règles.

Une citation de Krishna Gagné, avocate spécialisée en droit de l’immigration

Yves Legault persiste lui aussi à croire que les agences parviennent ainsi à faire de façon détournée ce qu’elles n’auraient normalement pas le droit de faire. Le programme des travailleurs étrangers temporaires n’a pas été conçu pour cela, conclut-il.

Pendant ce temps, Jacobo et Elisabeth cherchent désespérément une solution pour se sortir de leur situation de précarité.

Une dame avec des lunettes

L'agente de projet au sein d'Actions interculturelles Andrea Contreras constate qu'il y a plusieurs cas comme celui de Jacobo et d'Elisabeth. Elle dénonce le manque de « sensibilité » de certaines agences de placement.

Photo : Radio-Canada

Les agences ne peuvent embaucher directement des travailleurs au nom des employeurs, selon le fédéral

Par courriel, le ministère fédéral mentionne qu'une agence de placement ne peut agir au nom d'un employeur et embaucher directement des travailleurs étrangers temporaires. Invité à réagir au fait que des permis fédéraux ont néanmoins été accordés pour des agences, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a décliné notre demande d’entrevue, se contentant de réitérer sa déclaration.

La faute au ralentissement économique, répond AAA

AAA Canada a aussi réagi aux critiques des travailleurs, alléguant s’être retrouvée, elle aussi, dans une situation de grande précarité. Le ralentissement économique actuel a un impact sur tous les employés de notre entreprise qu’ils soient étrangers, canadiens et québécois, sans aucune distinction, mentionne-t-on d’entrée de jeu.

Leur porte-parole, Rosalie Côté, assure que les travailleurs étrangers sont traités sur le même pied d’égalité [que les Canadiens] et en conformité avec nos obligations légales et contractuelles envers eux, contrairement à ce que vous sous-entendez.

Ces travailleurs étrangers sont soumis aux mêmes aléas que les travailleurs québécois ou canadiens et au respect des règles par l’employeur des normes du travail applicable à cet effet.

Une citation de Rosalie Côté, porte-parole de AAA Canada

Mme Côté mentionne que lorsque AAA Canada n’est pas en mesure d’occuper à plein temps un travail pour une période déterminée – nous le regrettons – nous mettons pour chaque travailleur l’énergie nécessaire pour qu’il puisse, dans les meilleurs délais, à nouveau, effectuer les heures pour lesquelles sa qualification est requise.

Le directeur général d’Expleo Canada, Victor Matencio, a quant à lui décliné notre demande d’entrevue, précisant que l’entreprise n’avait pas de commentaires à formuler pour l’instant.

Le peu d’obligations envers les travailleurs, un avantage?

Radio-Canada a pu constater qu’une autre agence de placement va jusqu’à présenter comme un avantage la flexibilité offerte aux employeurs qui font affaire avec un travailleur étranger temporaire ayant un permis de travail fermé avec une agence. Il s’agit de l’agence de placement et de recrutement des employés IRIS.

Une capture d'écran du site Internet de l'entreprise.

L'agence de placement et de recrutement Iris voit un avantage à embaucher un travailleur étranger temporaire, car ça amène une « flexibilité ».

Photo : https://www.agencerecrutementiris.com/

Il n’y a pas l’obligation de garder cette personne parce que cette personne est à nous, explique le président de l’entreprise, Dieudonné Nidufasha, en entrevue téléphonique. Si à un certain moment, il [l’employeur] constate que ça ne se passe pas bien avec le candidat, il n’est pas dans l’obligation de le garder. Il le remet à nous parce que nous sommes responsables de garder cette personne.

M. Nidfusha affirme que lorsqu’un travailleur étranger est remercié par un client, il n’est pas replacé dans une autre entreprise, mais plutôt affecté à une tâche au sein de son agence pour d’autres activités à l’interne sans toutefois en préciser la nature. On ne peut pas dévoiler toutes nos activités, se limite-t-il à dire.

Il faut savoir qu’un permis de travail fermé est généralement associé à un seul lieu de travail, selon Yves Legault.

Des délais importants pour changer d’employeur avec un permis

Une dame montre une photo de son fils sur son cellulaire.

Elisabeth est venue au Québec avec son fils. « Ils traitent les personnes comme une chose, comme des outils de plus à vendre à l’entreprise », déplore l’agente de projet pour l’organisme Actions interculturelles, Andrea Contreras.

Photo : Radio-Canada

Un travailleur étranger temporaire ayant un permis de travail fermé peut enclencher des démarches pour changer d’employeur. Il s’agit cependant d’un processus qui peut prendre plusieurs semaines. Si on se met dans les souliers de l’immigrant, c’est excessivement long parce que c’est six à huit semaines [d’attente] après qu’il a trouvé un nouvel employeur, explique Yves Legault.

C’est ce qu’ont fait Elizabeth et Jacobo. Ces démarches et les longs délais sont source d’anxiété, alors qu’ils ne touchent aucun salaire depuis déjà plusieurs semaines.

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