AnalyseIsraël–États-Unis : vers la rupture?
Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a accueilli le président des États-Unis, Joe Biden, à sa descente de l'avion à Tel-Aviv, le 18 octobre 2023. Le président Biden s'est rendu en Israël pour apporter son soutien à Israël après l'attaque du 7 octobre. (Photo d'archives)
Photo : Reuters / EVELYN HOCKSTEIN
En ce sixième mois de guerre à Gaza, quelque chose s’est « cassé » entre les États-Unis et Israël, ou à tout le moins s’est « fêlé ».
Pendant les cinq mois précédents, malgré un malaise croissant chez l’allié indéfectible
d’un demi-siècle (en gros, de 1970 à aujourd’hui), l’administration Biden avait ravalé les insultes et le mépris à peine voilé en provenance de Jérusalem.
Résistant à la montée d’indignation internationale devant la tragédie palestinienne, Washington a, tel un vieux mari fidèle, sorti trois fois au Conseil de sécurité de l’ONU (le 18 octobre, le 8 décembre et le 20 février) son fameux veto pour réaffirmer le bouclier diplomatique et le soutien sans faille des États-Unis à Israël.
Trop, c’est trop
Mais trop, c’est trop. L’horreur à Gaza et les pieds de nez d’Israël ne passent plus à Washington. Cela s’est traduit, le 25 mars, par un historique pas de côté
des États-Unis lors du vote sur une résolution pour un cessez-le-feu immédiat dans la bande de Gaza. Résolution adoptée à l’unanimité, moins une abstention… celle que l’on sait.
Pour mémoire : tout vote contre
au Conseil de sécurité par l’un des cinq membres permanents revient à couler une proposition.
L'ambassadrice des États-Unis aux Nations unies, Linda Thomas-Greenfield. (Photo d'archives)
Photo : Getty Images / Eduardo Munoz Alvarez
Ce vote marque symboliquement la fin d’une époque, celle qui se traduisait par un alignement quasi systématique des États-Unis derrière les positions d'Israël. On a bien écrit ici l’alignement des États-Unis derrière Israël
, et non l’inverse.
En fait, et pour être précis, il y a bien eu, périodiquement, des montées de tension et d’exaspération à Washington envers le comportement de l’État hébreu à l’international, et spécifiquement envers les Palestiniens. Il est même vrai que, depuis les années 1970, d’autres administrations et d’autres présidents ont pu, très rarement, laisser passer une résolution pas gentille
envers Israël.
Le dernier en date était Barack Obama — que Nétanyahou méprisait profondément — juste avant de quitter le pouvoir, en décembre 2016. Il s’était abstenu sur une résolution critiquant l’expansion des colonies juives en Cisjordanie. Mais au total, malgré quelques exceptions, une bonne cinquantaine de vetos ont été déposés par les États-Unis pour protéger
Israël au fil du temps, de la colonisation juive et des guerres au Moyen-Orient.
Juridiquement contraignant
?
Un mot sur les votes au Conseil de sécurité, qui accaparent beaucoup l’attention médiatique. Officiellement, ils sont juridiquement contraignants
. Et ce, même si deux officiels américains — l'ambassadrice à l'ONU, Linda Thomas-Greenfield, et John Kirby, porte-parole du Conseil national de défense — se sont emberlificotés dans leurs déclarations en prétendant, juste après le vote du 25 mars et devant la colère de Nétanyahou, qu’il n’était pas contraignant
.
Or, ces votes le sont bel et bien officiellement. Ils sont même réputés créer le droit international
— par opposition aux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU qui sont simplement déclaratoires
. Bien entendu, il y a toutefois un fossé entre la théorie et la pratique.
Dans les faits, les résolutions adoptées au Conseil de sécurité — celles qui ont pu se faufiler entre les vetos des uns et des autres — restent souvent lettre morte… et s’avèrent donc tout aussi déclaratoires
, de facto, que leurs équivalents à l’Assemblée générale. On l’a bien vu à Gaza dans les jours suivant ce dernier vote.
Israël est bien connu pour s’asseoir
sur les résolutions du Conseil de sécurité. La fameuse 242
de 1967 déclarait illégales les acquisitions de territoire par la force, ce qui n’a pas empêché un demi-siècle de colonisation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Il y a les textes, il y a la loi et il y a les faits sur le terrain.
Une divergence plus grave que les précédentes
Cet événement du 25 mars est-il différent des sautes d’humeur
antérieures, dans l’histoire des votes à l’ONU et des aléas de la relation israélo-américaine? C’est possible, bien qu’il soit prématuré de déduire que la fêlure aboutira forcément à une rupture.
Des immeubles détruits dans la bande de Gaza, le 25 mars 2024.
Photo : Getty Images
Pour autant, la divergence paraît plus grave que toutes celles qui l’ont précédée. Dans l’éloignement qui se dessine entre Washington et Jérusalem, il y a des facteurs structurels qui n’existaient pas auparavant. Ils ont un rapport avec la politique intérieure de chacun des deux pays.
En Israël, la montée et l’emprise des religieux d’extrême droite, adeptes de la colonisation intégrale qui inspirent et soutiennent une politique intransigeante et violente à l’encontre des Palestiniens, rendent de moins en moins fréquentable le gouvernement israélien.
Conséquence : ce dernier devient progressivement un paria à l’international. La une du magazine The Economist daté du 23 mars représente un drapeau israélien amoché, courbé, planté dans le sable, avec la manchette : Israël seul
.
L’opinion publique américaine bouleversée
Aux États-Unis, il y a aussi des craquements importants dans l’opinion publique, qui a pas mal bougé sur cette question depuis quelques années — et encore plus depuis cinq mois. Et il ne s’agit pas d’abord de facteurs démographiques : les Juifs ne forment aux États-Unis que 2,4 % de la population, et les Arabes 1 % (les Américains de confession musulmane représentent 1,4 %). L’importance de cette histoire dépasse donc largement ces pourcentages assez insignifiants.
Des activistes de « Jewish Voice for Peace » se sont enchaînés aux grilles de la Maison-Blanche réclamant un cessez-le-feu à Gaza. (Photo d'archives)
Photo : AP / Susan Walsh
Alors que pendant des décennies, la cause palestinienne ne valait pratiquement rien dans l’opinion publique américaine — sans lobby influent — et que la défense de l’État d’Israël faisait au contraire consensus (ou en tout cas, était très majoritaire, dans la population comme chez les élus démocrates et républicains), ce n’est plus vrai aujourd’hui.
On peut presque dire que la tendance s’inverse, particulièrement chez les plus jeunes et au Parti démocrate.
Un sondage Gallup publié ce mercredi 27 mars montre que pas moins de 55 % des Américains désapprouvent aujourd’hui la politique d’Israël à Gaza. En novembre, le chiffre était de 45 %. Chez les jeunes de moins de 30 ans, le désaveu de la politique d’Israël — et parallèlement, le désaveu de l’appui américain à l’État hébreu — monte jusqu’à 70 % des personnes interrogées.
Chez les électeurs démocrates, l’appui à Israël dégringole. Il était de 36 % en novembre, il est de 18 % aujourd’hui. Même chez les républicains, il est passé en quatre mois de 71 % à 64 %. C’est donc un véritable bouleversement dans l’opinion publique : il n’y a plus de consensus israélien
aux États-Unis.
Biden joue sa réélection
On peut sans doute croire le président Biden lorsqu’il confie à des proches qu’il est bouleversé par la souffrance des Palestiniens menacés de famine, et qu’il est totalement exaspéré du mépris réitéré de Nétanyahou devant les appels à la modération.
Les militants du Parti démocrate sont de moins en moins nombreux à appuyer la politique d'Israël. (Photo d'archives)
Photo : Getty Images / Megan Varner
Toutefois, il y a d’autres raisons qui expliquent, aujourd’hui, le changement graduel de politique des États-Unis vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens, exprimé de façon spectaculaire par ce non-vote
du 25 mars à l’ONU : des raisons électorales.
Car il y a maintenant, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, un véritable lobby propalestinien qui peut changer les choses et qui pourrait peut-être même faire ou défaire la présidence de Joe Biden. Ça, c’est vraiment nouveau.