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Prescrire des opioïdes aux toxicomanes pour traiter la dépendance avec humanité

Au Nouveau-Brunswick, 300 personnes sont mortes d’une surdose liée aux opiacés depuis 2016. À la recherche de solutions, un centre de traitement de Fredericton est le premier dans l’est du Canada à prescrire des opioïdes que les patients peuvent s’injecter sur place dans un environnement contrôlé. Visite de cette clinique pas comme les autres.

Patiente dans un bureau de médecin.

Mary (nom fictif) a décroché un emploi au sein du programme de soutien des pairs de River Stone, chose qui aurait été impossible sans les traitements qu'elle reçoit à la clinique.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Patiente dans un bureau de médecin.

Mary (nom fictif) a décroché un emploi au sein du programme de soutien des pairs de River Stone, chose qui aurait été impossible sans les traitements qu'elle reçoit à la clinique.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Depuis trois décennies, Mary (nom fictif) mène un combat contre deux démons : l’alcool et la drogue.

Admise dans un centre de désintoxication pour la première fois à l’âge de 18 ans, elle est fière de dire que ses problèmes de consommation sont aujourd’hui maîtrisés.

J’ai 50 ans et je commence ma vie, la deuxième moitié. J’espère qu’elle sera bonne, dit la quinquagénaire en riant.

Cette deuxième chance, elle dit la devoir au River Stone Recovery Centre, une clinique de traitement des dépendances située à Fredericton.

Depuis trois ans, Mary se rend trois fois par jour dans ce centre situé au centre-ville de Fredericton afin de s’injecter une dose prescrite d’hydromorphone, un opiacé notamment commercialisé sous le nom de Dilaudid et utilisé pour soigner la douleur.

Radio-Canada a accepté de ne pas utiliser le vrai prénom de Mary, en raison de son souhait de limiter de potentielles répercussions de son passé sur son avenir professionnel.

Des milliers de victimes

La crise des opioïdes continue de faire des ravages chez nous. Selon l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC), ce fléau a fait près de 39 000 morts au pays entre janvier 2016 et mars 2023.

Le Nouveau-Brunswick n’a pas été épargné. Selon une étude parue en 2020, environ 1 % des citoyens de la province s’injectent des stupéfiants, ce qui en ferait la région où, après la Colombie-Britannique, la prévalence de consommation de drogues par voie intraveineuse est la plus élevée au pays.

Près de 300 Néo-Brunswickois sont décédés à la suite d’une surdose d’opiacés depuis 2016, dit l’ASPC.

La docteure Sara Davidson et Lisa Anne Ross.

La directrice médicale de River Stone, la Dre Sara Davidson, a récemment monté à Fredericton une exposition qui portait sur les patients de cette clinique. Cette collaboration avec l’artiste Lisa Anne Ross vise à faire ressortir l'humanité des patients du centre.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

C’est pour toutes ces raisons que la Dre Sara Davidson a décidé de consacrer une partie importante de sa pratique à la médecine de la dépendance dès l’obtention de son diplôme, en 2017. C’est aussi ce qui l’a incitée à fonder River Stone Recovery.

Cette clinique a vu le jour en 2020 grâce à un financement de plus de cinq millions de dollars du Programme sur l'usage et les dépendances aux substances de Santé Canada.

En plus d’offrir des thérapies classiques, comme la méthadone, afin de traiter les dépendances aux opiacés, le projet d'approvisionnement plus sécuritaire financé par le fédéral permet à la clinique de prescrire des substituts de qualité pharmaceutique aux opioïdes illégaux et toxiques.

Cette approche a été rendue possible en 2019 lorsque Santé Canada a approuvé l’utilisation de l’hydromorphone injectable pour traiter les troubles graves liés à l’utilisation d’opioïdes.

Selon Sara Davidson, ce genre de stratégie est nécessaire puisque la méthadone ne convient pas à 15 ou 20 % des personnes, qui se voient alors incapables d’éviter les risques liés à l’usage de drogues illicites.

Ces gens méritent eux aussi de bénéficier de traitements efficaces.

Une citation de La Dre Sara Davidson

Parmi les 346 patients de sa clinique, 68 bénéficient du traitement injectable d’hydromorphone.

Des gens regardent une exposition dans une bibliothèque.

La bibliothèque de Fredericton a récemment accueilli le vernissage de l'exposition « I Am Here – Postcards from the Edge », un projet d'art communautaire visant à montrer que les personnes qui fréquentent la clinique River Stone méritent d'être traitées avec dignité et compassion.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Quand la méthadone ne suffit pas

River Stone n’est pas la première clinique à offrir ce genre de thérapie.

Dès 1998, une étude suisse avait conclu que le fait de prescrire de l'héroïne représente un traitement efficace pour les consommateurs qui échouent dans les programmes conventionnels de traitement de la toxicomanie.

Des études menées en Allemagne, en Angleterre, au Canada et en Espagne ont elles aussi conclu que des approches semblables sont efficaces pour éviter que les personnes qui ne répondent pas à la méthadone consomment des substances illicites.

D’après Sara Davidson, la littérature scientifique indique qu’il faut en moyenne trois ans avant qu’un patient traité selon cette approche soit en mesure de passer à d’autres traitements ou de se défaire de sa dépendance.

La raison? Il ne suffit pas de les médicamenter : il faut aussi s’attaquer aux facteurs psychosociaux liés à leur consommation.

C’est la même chose que pour toutes les maladies chroniques, que ce soit le diabète ou les problèmes cardiaques. Il faut aussi s’occuper des déterminants sociaux de la santé afin que l’intervention ait un effet, explique Sara Davidson.

Une vie plus normale

La demi-douzaine de patients de River Stone rencontrés par Radio-Canada lors de ce reportage ont tous indiqué être reconnaissants de pouvoir consommer de manière sécuritaire sous la supervision médicale du personnel de la clinique.

La tranquillité d’esprit qu’offre cet approvisionnement sûr d’opiacés leur permet de commencer à faire le ménage dans leur vie.

Stephan Menard.

Stephen Menard dit qu'il est reconnaissant de ne plus avoir à s'inquiéter de pouvoir trouver des médicaments, une réalité qui lui évite des problèmes avec les forces de l'ordre.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Stephen Menard a développé une dépendance aux opiacés il y a une trentaine d’années en raison de douleurs chroniques consécutives à des accidents de la route.

La méthadone permettait de traiter mes problèmes de consommation mais ne faisait rien pour soulager mes douleurs, raconte M. Menard, qui bénéficie du traitement injectable depuis deux ans.

Originaire de Burnt Church, Barbie Augustine relate elle aussi qu'elle a développé une dépendance aux opiacés illicites lorsque ses médecins ont refusé de lui prescrire les médicaments dont elle avait besoin pour alléger ses souffrances liées à la fibromyalgie.

Je ne bois plus aujourd’hui, mais j’étais alcoolique et on n’a jamais voulu traiter ma douleur parce qu’on me prenait pour une toxicomane. On pensait que je voulais me défoncer et que j’allais replonger dans l’alcool, raconte Mme Augustine, qui fréquente la clinique depuis un an.

Barbie Augustine dit aujourd’hui avoir suffisamment de stabilité dans sa vie pour réfléchir à l’avenir. Elle souhaite notamment suivre une formation en administration des affaires.

Je ne suis pas allée en prison depuis mon arrivée ici, je n’ai pas eu de démêlés avec la justice. Avant, je volais ou je faisais sans cesse quelque chose de stupide pour avoir ma dose.

Une citation de Barbie Augustine

Richard Stevens, qui fréquente la clinique depuis environ cinq mois, abonde dans ce sens.

J’arrive à vivre à peu près normalement, raconte-t-il. Je n’ai commis aucun crime depuis mon arrivée ici, alors que c’était quelque chose que je faisais régulièrement avant pour me procurer des pilules [...]. Quand tu es dans la rue, tu n’as pas le temps de réfléchir à devenir clean, tu penses seulement à ton prochain fix, dit M. Stevens, qui souhaite devenir camionneur.

Selon des statistiques fournies par la clinique River Stone, plus de 60 % des patients qui ont recours aux traitements à l’hydromorphone avaient l’habitude de voler en raison de leur dépendance. Ce comportement a toutefois cessé chez 83 % des patients en traitement depuis plus d’un an.

Une clinique d'injection supervisée.

Près de 70 patients se rendent quotidiennement au River Stone Recovery Centre, certains trois fois par jour, afin de s’injecter, sous la supervision du personnel médical de la clinique, une dose d’hydromorphone qui leur est prescrite.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

En plus de leur permettre de ne plus mener une vie de criminel, River Stone a aussi permis à de nombreux patients rencontrés par Radio-Canada de trouver et, surtout, de garder un logement. D’après une enquête menée par l’équipe de la Dre Davidson, 20 % des patients avaient un logement trois mois après être arrivés à la clinique. Deux ans plus tard, ils étaient près de 90 %.

Guérir en tissant des liens

Bien que ces petites victoires s'expliquent notamment par les soins de santé offerts dans sa clinique, une grande partie de la guérison de ses patients vient de la compassion, de l’humanisme et des liens qu’ils établissent à River Stone, avance la Dre Davidson.

On a bien vu pendant la pandémie à quel point l’isolement social et la solitude peuvent avoir un impact sur la santé mentale, rappelle-t-elle.

Steve Colwell.

Steve Colwell a connu l’enfer de la dépendance pendant de nombreuses années. Il dit devoir son rétablissement à l’approche sans jugement offerte par les stratégies de réduction des méfaits, une philosophie qu’il applique dans le cadre de son travail avec les patients de River Stone.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Steve Colwell en sait quelque chose.

Cet homme de 40 ans a connu l’enfer de la dépendance pendant une grande partie de sa vie adulte.

Il y a quelques années, au bord du gouffre, il a décidé de s'engager dans un programme d’échange de seringues à Miramichi. Le fait de s’être entouré de gens qui le considéraient comme un humain, sans aucun jugement, lui a sauvé la vie et a donné un sens à son existence.

J’ai été réhumanisé, témoigne-t-il.

Aujourd’hui, Steve Colwell redonne à son tour dans le cadre de son travail de soutien des pairs à la clinique, qui consiste à appuyer les patients qui tentent de surmonter leur dépendance, que ce soit en les écoutant ou en leur racontant des tranches d’histoire de vie difficile.

C’est un lieu sûr où on peut déballer des choses dont on n'a jamais discuté avec personne. Plusieurs d’entre nous ont l’impression d’être des ratés, dit-il, la gorge nouée par l’émotion. C’est une partie importante de ce programme et des approches de réduction des méfaits. Ça nous permet de retrouver un peu d’estime de soi et de nous dire que, finalement, on en vaut peut-être la peine.

Une clinique médicale.

La clinique River Stone offre également plusieurs soins de santé de base, notamment un service de dépistage rapide de l’hépatite C. Cette initiative a permis d’enrayer environ le quart des cas d’hépatite C non traités dans la région de Fredericton. Les complications qui découlent de cette maladie peuvent coûter jusqu’à 300 000 $ à l’État lorsqu’elle n’est pas traitée.

Photo : Radio-Canada / Justin Dupuis

Mary le confirme : le sentiment d’appartenance et les soins donnés à River Stone lui ont permis de trouver la stabilité dont elle avait besoin pour obtenir un emploi et pour renouer avec une partie de sa famille.

Je croyais que j’allais être ici seulement six mois, mais ça marche bien pour moi. J’ai un emploi, je travaille à la clinique depuis un an et demi, je fais le ménage. Je n’aurais pas ça si je n’étais pas ici.

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