•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Illustration représentant l'animatrice Isabelle Racicot, qui regarde au loin

Isabelle Racicot - Bonne fête, maman

« J’ai essayé, et j'essaie encore, d’être la mère que tu aurais été si tu avais été là. »

Signé par Isabelle Racicot, pour Solo

L'auteure est animatrice à la télévision et à la radio.

Un jeudi du mois de novembre 1984. J’avais reçu un peu d’argent en cadeau quelque temps avant et je t’avais dit : Maman, on va magasiner au Centre Rockland et je te paie ton jus d’orange!

Du haut de mes 12 ans, j’étais tellement fière de pouvoir te payer un petit quelque chose.

On a magasiné un peu, pas tant que ça au fond. L’idée, c’était de passer du temps ensemble, de faire quelque chose juste nous deux. Et à la fin de l'après-midi, on est allées chercher deux jus que j’ai payés.

Le sourire dans ton visage. Je vais toujours m'en souvenir. Maintenant que je suis mère, j’ai l’impression de le comprendre complètement, ce sourire. Sur le moment, je te pensais juste contente de boire un jus d’orange. Je comprends aujourd’hui que c’était surtout parce que tu me trouvais cute d’être aussi fière.

C’était en novembre. Tu es morte le 14 février suivant, alors on était déjà vers la fin, mais je ne le savais pas. Je veux dire, on savait que tu étais malade, mais tu avais l’air en forme. Jamais je n'aurais pensé…

Plusieurs moments précis me reviennent en tête quand je pense à toi, mais celui du jus d’orange au centre commercial, encore aujourd’hui, est parmi les plus précis dans mes souvenirs.

Je me rappelle aussi clairement la toute dernière fois où je t’ai vue.

C’était trois mois plus tard, un matin ordinaire de février, à la maison. De l’entrée, on voyait la porte de la cuisine et juste là, le téléphone, avec une petite chaise en dessous. Tu venais de raccrocher, tu étais en robe de chambre. Je m’apprêtais à partir pour l’école, il devait être entre 8 h 30 et 9 h.

Tu m’as dit : Bye, bonne journée! Je t'aime!

Je t’ai répondu : Moi aussi, je t’aime!

Et j’ai fermé la porte.

Est-ce que tu savais, à ce moment-là, que tu partirais pour l’hôpital pendant la journée? Est-ce que tu le savais, mais tu pensais que tu allais en ressortir? Après tout, depuis plusieurs mois, tu entrais et ressortais de l’hôpital régulièrement. Ce n’est pas clair dans ma tête, mais je ne crois pas que tu pensais que tu allais mourir sous peu. Je ne pense pas que tu te sois dit : C’est la dernière fois que je vois ma fille.

Je me souviens que tu étais de bonne humeur, que tu avais le sourire.

C’était un jeudi. Tu es décédée le jeudi suivant, le jour de la Saint-Valentin. Tu avais 37 ans.

Pour moi, ça a été une grande surprise, un grand choc, parce que c’est seulement la veille que papa est venu nous dire que tu ne t’en sortirais pas, qu’il ne te restait que quelques heures. Il nous a dit ça vers 18 ou 19 h, puis il est retourné à ton chevet.

Il n’a pas voulu qu’on aille te voir une dernière fois. Avec le recul et les années, j’ai compris pourquoi. J’imagine que tu ne voulais pas qu'on te voie dans cet état, toi qui avais projeté l’image d’une femme forte et positive jusqu’à la fin. Mais j’ai longtemps eu de la difficulté à accepter de ne pas avoir pu te dire au revoir. J’en ai fait des cauchemars pendant des années.

Puis, en 2013, j’ai vu mourir grand-maman, ta mère. Elle avait beaucoup pris le relais après ta mort. Je me suis beaucoup confiée à elle. J’ai eu cette chance. Même que parfois, en la regardant, j’avais l’impression de te voir, toi, de t’entendre parler, toi. Et ça me faisait du bien.

J'étais à ses côtés quelques heures à peine avant qu’elle rende son dernier souffle. Et là, toutes ces années plus tard, j’ai compris : ce n’est pas l’image qu’on veut garder de sa mère quand on est enfant. J’étais adulte et j’ai trouvé trop dur de voir grand-maman comme ça, alors imagine si ça avait été toi.

Je sais que tu as beaucoup souffert durant ces trois années de lutte contre le cancer du sein. La double mastectomie, la radiothérapie… Mais je crois que mes deux frères et moi n’avons jamais vraiment su l’ampleur de cette souffrance, parce que tu ne nous la montrais pas. Tu t’es toujours assurée, dans tout ça, de faire attention à nous.

Aujourd’hui, je le comprends.

Des photos en noir et blanc, étalées sur une table, montrent Isabelle Racicot sur les genoux de sa mère.

Isabelle Racicot avec sa mère, France.

Photo : Ariane Labrèche

Le jour même de ton décès, en plus d’encaisser le choc, je me suis bien sûr posé la question évidente : sans elle, comme famille, qu’est-ce qu’on va faire?

Mais au-delà de la gestion de la maisonnée, des repas et de mes frères, la jeune fille que j’étais se retrouvait devant le néant.

Qui va me montrer à me maquiller?

Qui sera là quand j’aurai mes premières règles?

Qui va me montrer comment faire ceci ou aborder cela?

Tu sais, les questions pratico-pratiques d’une fille de 12 ans.

Qui va faire tout ça pour moi, avec moi, maintenant qu’elle n’est plus là?

Heureusement, dès les premiers jours, on a été super bien entourés, autant par la famille que par nos amis. Certains de nos professeurs ont été extraordinaires, tout comme les parents de certains de nos amis, et ça a fait toute la différence du monde. Pour ça, on a été chanceux.

Il y avait toujours des gens chez nous, probablement parce qu’ils voyaient un veuf avec trois enfants, dont le plus jeune avait 5 ans. Je me souviens de voir des gens arriver avec des repas préparés et des plats congelés. Mes tantes aussi se sont relayées pour prendre soin de nous.

Mais ce qui m’a le plus réconfortée, ce sont les mots qu’une amie de papa m’a dits dans les jours qui ont suivi ton décès.

Jusque-là, tout le monde me disait la même chose : Tu vas voir Isabelle, ça va aller, ça va être correct.

Toutefois, cette femme m’a amenée ailleurs : Dis-toi tout de suite que tu vas toujours avoir mal, Isabelle. Toujours. Mais ce mal, avec le temps, va faire de moins en moins mal.

Habituellement, personne ne tient ce genre de propos, et encore moins à une enfant de 12 ans. Ma peine était tellement grande et douloureuse, je me disais que c’était impossible que ça me fasse plus mal. Mais avec ses mots, cette femme est venue valider cette peine, mais aussi me donner de l’espoir. Et elle avait raison.

Je n’ai jamais revu cette femme, mais ses mots sont restés en moi.

Isabelle sourit, en regardant la caméra.

Isabelle Racicot raconte la perte de sa mère, France.

Photo : Ariane Labrèche

Évidemment, mon adolescence a été différente de celle de mes amis. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée à préparer des repas, à prendre soin de mes frères, à jouer un peu ton rôle, d’une certaine façon, et pendant des années.

Mais je gardais en tête le modèle que tu m’avais toujours montré : celui d’une femme forte et dévouée aux autres.

D’ailleurs, encore aujourd’hui, l’École Saint-Clément, à Mont-Royal, remet le prix France-Racicot au parent bénévole de l’année. Non, les gens du coin ne t'ont pas oubliée.

Née à Sainte-Thérèse dans un milieu ouvrier, donc loin de l’opulence, tu étais, déjà à l’époque, ouverte aux autres nationalités : tu m’as adoptée, moi, qui suis métissée, puis mes deux frères, dont le plus jeune qui avait deux parents de la Grenade. Je me souviens de te voir revenir à la maison après avoir appris à faire des baklavas avec la mère de tel autre enfant, qui vivait près de chez nous.

L’union des cultures, ce qui se fait maintenant bien naturellement un peu partout, tu la pratiquais déjà.

Je me souviens aussi que tu donnais des cours de folklore, des cours de danse que mes amies et moi adorions, mais que mes frères détestaient!

Et jamais je n’oublierai ces semaines où, pour pallier une grève des professeurs, tu as transformé notre sous-sol en école primaire pour nous et nos amis. Tu regardais nos livres, tu essayais de nous enseigner, tu nous trouvais des jeux.

Tout ça venait de toi, c’était ton initiative. Tu voulais aider. Nous aider. Tu pensais aux autres, beaucoup, toujours.

Tu étais comme ça pour la famille aussi. On recevait beaucoup à la maison. En fait, chez nous, c’était le quartier général de notre famille élargie.

Comme tu étais à la maison et que papa travaillait, j’étais beaucoup plus proche de toi, alors ton départ soudain m’a forcée à ne me fier sur personne d’autre que sur moi. Je suis encore comme ça aujourd’hui : extrêmement indépendante. C’est en lien direct, selon moi.

Quand je suis arrivée en appartement, à 19 ans, j’ai continué à gérer les repas et le reste. J’étais habituée, et j’avais ça en moi.

Depuis ce temps, je m’occupe de moi-même et des gens autour de moi. Être responsable des aspects créatifs dans la maison, rassembler les gens, c’est en moi, c’est tout moi. J’ai beaucoup ces traits-là. Tes traits.

Isabelle feuillette les pages d'un album, où on voit des photos jaunies par le temps.

Isabelle Racicot parcourt les albums photo de son enfance.

Photo : Ariane Labrèche

J’aurais aimé que tu sois là dans les grands moments de ma vie. Quand je me suis mariée, quand je suis tombée enceinte. Quand je me suis retrouvée devant les obstacles de la vie.

Souvent, j’aurais voulu t’appeler, te demander conseil, ou juste que tu me prennes dans tes bras et que tu me dises que j’allais être correcte. Comme tout le monde, j’ai vécu plusieurs de ces passages. Mais bon, ça dure un moment et après, on passe par-dessus.

À une certaine époque, je me suis demandé si, une fois grande, je te voyais encore avec mes yeux de fille de 12 ans. Après tout, je n’ai jamais vécu avec toi les confrontations, les chicanes de l’adolescence. Je gardais de toi l’image de la mère parfaite. Mais, par les souvenirs de toi qu’ils racontaient, papa et tous ceux qui t’ont connue m’ont confirmé que mon image était fidèle à la personne que tu as été.

Avec mes deux fils, j’ai essayé d’être celle que tu as été pour nous, petits. Puis, leur adolescence est arrivée et je me suis mise à me poser des questions. Qu’est-ce que maman aurait fait, elle? Comment réagirait-elle devant telle ou telle situation? Mais comme les gars avaient déjà dépassé 12 ans, je réalisais que je n’avais pas eu de modèle de relation mère-enfants à cet âge.

Alors, j’ai essayé, et j'essaie encore, d’être la mère que tu aurais été si tu avais été là.

J’espère seulement avoir amené Christopher et Justin à être indépendants, parce que c’était mon but : qu’ils évoluent le plus vite possible. Je me disais que s’il devait m’arriver quelque chose, ils seraient capables de s’arranger.

Des photos étalées sur la table montrent France à divers moments de sa vie.

Isabelle possède plusieurs photos de sa mère, France.

Photo : Ariane Labrèche

Ta perte est assurément l’événement le plus triste et dramatique que j’aie vécu, la plus douloureuse blessure que j’aie subie dans ma vie. Mais cette lettre que je t’adresse ne se veut pas sombre ou larmoyante, au contraire, car aujourd’hui, je suis capable de ne pas voir que les aspects négatifs de ton départ.

Évidemment, j’ai longtemps eu peur de mourir jeune. Mais en même temps, ton absence m’a aussi fait réaliser que vieillir est un privilège. J’ai atteint la cinquantaine récemment et j’en ai éprouvé une immense et sincère gratitude. Je constate souvent que je vois le fait de vieillir bien différemment de mes amis, qui trouvent ça dur, arriver à la mi-quarantaine, puis à la cinquantaine…

C’est un des cadeaux que tu m’as faits : savoir apprécier la vie, savoir prendre chaque année qui passe comme une chance.

Aussi, ton départ m’a forcée à vivre ma vie plus intensément. J’ai décidé très jeune que si j’avais une seule vie à vivre, j’allais la remplir au maximum parce qu’on ne sait pas quand tout ça va finir.

Trente-huit ans plus tard, tu es encore très présente dans ma vie. Je porte encore l’une de tes paires de boucles d’oreilles. Un collier aussi, que tu as acheté dans un salon des métiers d’arts. C’est comme une sorte de porte-bonheur que j’enfile de temps en temps, et qui me fait du bien. Quelques foulards. Des photos, bien sûr.

Et sûrement ma plus grande richesse : tes livres de cuisine, avec tes recettes écrites de ta main. Ta recette de baklavas, que je n’ai pas encore essayée parce que je manque de courage – je devrai bien m’y attaquer un jour! Par-dessus tout, ta bûche de Noël aux marrons flambée, que papa nous fait encore chaque année.

Au fait, papa s’est remarié depuis, mais on t’a toujours gardée très vivante, avec nous, et je trouve ça le fun. Tous les 14 février, date de ta mort, il nous envoie un petit mot, à moi, à Martin et à Mathieu.

Aujourd’hui, je porte un regard bien différent sur lui, qui s’est retrouvé veuf avec trois jeunes enfants à 38 ans. Il a travaillé fort, mais il a aussi accepté de se faire aider et s’est assuré qu’il y ait toujours une présence à la maison quand nous rentrions de l’école. Et je n’ai aucun souvenir qu’il a été absent lors des moments importants de nos vies. Si je donnais un récital de musique, il était là. Aux matchs de hockey de mes frères aussi. Je me souviens d’être allée magasiner avec lui quelques fois pour acheter des vêtements. Ce devait être difficile pour lui, sur certains aspects, d’avoir une fille, alors pour les choses qui lui échappaient, il demandait l’aide de mes tantes.

Il a fait de son mieux, et je trouve qu’il a bien fait.

Isabelle regarde au loin, assise sur son divan.

La vie d'Isabelle Racicot a été profondément bouleversée par le décès de sa mère.

Photo : Ariane Labrèche

Je ne sais plus exactement quand ni où, mais je me souviens qu’un jour, dans un moment dont je percevais l’importance et le sérieux, tu m’as regardée droit dans les yeux et tu m’as dit ceci :

Isabelle, tu es jeune, tu ne comprends pas ce que je suis en train de te dire, mais un jour, tu vas le comprendre : le bonheur, ne compte sur personne d’autre pour te l’apporter. Il faut qu’il parte de toi. C’est toi qui vas t’apporter le bonheur.

Au-delà des boucles d’oreilles, du collier, de la recette de baklavas et de l’épisode du jus d’orange, cette phrase, ce souvenir enveloppé du brouillard des années qui ont passé, est l’un des plus importants morceaux qu’il me reste de toi et que je vais traîner pendant le reste de ma vie.

Bonne fête des Mères, maman. Et merci.

Propos recueillis par François Foisy

Illustration d'entête par Sophie Leclerc à partir d'une photo d'Ariane Labrèche