Émission 235

Le mardi 21 janvier 2003


Dentiste profitant des failles
du système judiciaire





Lorsque vous croyez avoir été maltraité par un professionnel, soit un dentiste, un notaire, un avocat, etc., vous pouvez vous plaindre à son ordre professionnel. C'est le syndic qui enquêtera sur votre plainte. Si le syndic juge votre plainte fondée, il la soumettra au comité de discipline de l'Ordre. Mais saviez-vous qu'un professionnel peut éviter, pendant de nombreuses années, d'être jugé par ses pairs ? Dans le reportage qui suit, vous allez voir comment un dentiste utilise tous les moyens à sa disposition pour échapper, depuis 1992, au contrôle de son ordre professionnel.



Les faits


« 
Je suis entrée dans la salle avec le dentiste, mon père a voulu entrer avec moi, mais le dentiste lui a dit de sortir, que ce serait mieux, que je serais moins stressée s'il sortait. »

La jeune fille de notre histoire garde un souvenir douloureux du 17 août 1990. Ce jour-là, elle se rend chez un dentiste de Québec. Âgée de dix ans et demi, la fillette n'a aucune carie. Mais sa bouche est trop petite, ce qui entraîne un problème de chevauchement de dents. Pour régler ce problème d'espace, le dentiste a planifié des travaux d'orthodontie en commençant par l'extraction de plusieurs dents, quatre, selon les parents de la jeune fille.

« À un moment donné, j'ai arrêté de les compter parce que j'avais hâte que ça finisse. Ça n'a pas pris beaucoup de temps, une vingtaine de minutes. Je suis sortie, il m'a donné un petit pot avec mes dents, puis je les ai comptées : il y en avait 14. »
- la fillette

Quatorze dents, soit 4 dents d'adulte qui n'avaient pas encore poussé et 10 dents de lait. La mère de la jeune fille se souvient encore des cris de douleur de son enfant : « Quand je suis revenue du bureau, elle ne pleurait pas, elle hurlait, tant elle avait mal ».


La jeune fille a aujourd'hui une dentition impeccable parce que, après avoir perdu ses dents de lait, ses dents d'adultes ont poussé de belle façon avec l'aide d'un appareil correcteur installé par un autre dentiste.


Les parents portent plainte à l'Ordre des dentistes

Mais pour sa mère, le geste posé par le dentiste demeure impardonnable. En 1990, elle porte plainte à l'Ordre des dentistes, l'organisme chargé d'assurer la protection du public. Le syndic de l'Ordre est responsable d'enquêter sur la plainte.

En 1992, les experts du syndic concluent que, pour corriger le problème de chevauchement des dents de l'enfant, le dentiste s'y était pris de la mauvaise manière : extraire 14 dents en une seule séance était contraire aux normes scientifiques, traumatisant et inutile.

La décision du syndic de l'époque
Le syndic, qui agit comme un procureur de la couronne, porte des accusations contre le dentiste. Mais c'est le comité de discipline de l'Ordre qui jugera le comportement du dentiste, sur qui pèse d'autres accusations.


D'autres victimes

Quatre autres patients du dentiste de notre histoire se plaignent de mauvais traitements à l'Ordre des dentistes. Les cinq patients sont regroupés autour d'une seule plainte. En tout, 12 fautes sont reprochées au dentiste : « Ce qui est reproché à ce dentiste, c'est d'avoir procédé à des traitements qui ne rencontraient pas les normes, sans avoir les éléments suffisants pour faire un diagnostic, et d'avoir mal informé ses patients », explique Paul Morin, du syndic de l'Ordre des dentistes.


Dix ans plus tard, toujours aucune décision

La jeune fille de notre histoire est âgée de 12 ans lorsque, en 1992, le comité de discipline commence à entendre la plainte du syndic. Mais le dentiste réussit à paralyser les activités du comité en déposant de multiples requêtes : requête pour permission d'en appeler devant le tribunal des professions, requête en récusation, requête pour arrêt des procédures devant le comité de discipline, requête en évocation assortie d'une requête en suspension des auditions devant la Cour supérieure, puis devant la Cour d'appel.

Toutes les requêtes du dentiste ont été rejetées, sauf une :
celle demandant la suspension temporaire des auditions.

Pendant que les audiences sont suspendues, la jeune fille vieillit. Elle a aujourd'hui 23 ans et attend toujours que les audiences reprennent. Pas moins de 10 ans se sont écoulés depuis la dernière fois où la plainte a été entendue sur le fond, soit en 1993. D'ailleurs, aucune décision n'a encore été rendue aujourd'hui. Un fait qualifié de « dérangeant » par le syndic.

Le dentiste a mis en lumière une des faiblesses du Code des professions : en déplaçant sa cause vers des tribunaux civils (la Cour supérieure et la Cour d'appel), il a misé sur la lenteur du système judiciaire pour éviter d'être jugé par le comité de discipline de son ordre professionnel. Et jusqu'à maintenant, il a gagné son pari.


Le dentiste pratique toujours

Pendant ces 10 ans, l'entreprise du dentiste a pris de l'expansion. Il se spécialise dans les implants dentaires en ciblant, entre autres, les personnes âgées. Associé à une centaine de denturologistes de la province, il effectue des milliers d'interventions. Mais certaines opérations tournent mal. En 2001, d'autres accusations sont portées contre lui.

Cette fois, le syndic de l'Ordre se plaint au nom de 10 patients. Le ton est grave. Le 11 janvier 2000, une patiente du dentiste, âgée de 71 ans, fait un arrêt cardiorespiratoire durant une opération. Elle meurt le lendemain.

Le lien entre l'intervention du dentiste et le décès de sa patiente n'est pas clairement établi. Néanmoins, le syndic demande au comité de discipline qu'il applique une mesure exceptionnelle : la radiation temporaire mais immédiate du dentiste. Nous sommes en juillet 2001.

Or, en dépit du caractère urgent de la demande de radiation présentée à l'été 2001, le comité de discipline tarde à rendre une décision. Présidé par une avocate nommée, non par l'Ordre, mais par le ministre de la Justice, ce comité est indépendant du syndic. Cela fait maintenant 18 mois que le syndic attend, impuissant. Il déplore cette décision car, à ses yeux, le dentiste représente, de toute évidence, un danger pour la population.

« Les outils existent. Est-ce qu'ils ont l'efficacité qu'on voudrait ? On commence à penser que non. Ça devrait être amélioré, ils sont très fragiles, peut-être trop lourds. Mais si on prend juste ce dossier, et je ne veux pas en faire un cas, sauf que, juste à voir ces deux plaintes-là... est-ce que les outils fonctionnent comme ils le devraient ? On peut en douter. »

Depuis 1992, cinq plaintes sont toujours pendantes.


En conclusion

La présidente du comité de discipline a refusé de nous accorder une entrevue, tout comme le dentiste de notre histoire. À l'Office des professions du Québec, qui supervise les ordres professionnels, on se dit conscient du caractère exceptionnel de la situation, mais on refuse de s'ingérer dans le processus judiciaire.

Une ordonnance de non-publication nous interdit de donner les détails de la requête en radiation, présentée en juillet 2001. Une ordonnance émise pour protéger les intérêts économiques du dentiste. En décembre 2002, nous avons demandé la levée de l'ordonnance. Nous attendons toujours une réponse du comité de discipline. Une histoire que nous suivrons !

 



 


 

 

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