Les
faits
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« Je
suis entrée dans la salle avec le dentiste, mon père
a voulu entrer avec moi, mais le dentiste lui a dit de sortir,
que ce serait mieux, que je serais moins stressée s'il
sortait. »
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La jeune fille
de notre histoire garde un souvenir douloureux du 17 août 1990.
Ce jour-là, elle se rend chez un dentiste de Québec.
Âgée de dix ans et demi, la fillette n'a aucune carie.
Mais sa bouche est trop petite, ce qui entraîne un problème
de chevauchement de dents. Pour régler ce problème d'espace,
le dentiste a planifié des travaux d'orthodontie en commençant
par l'extraction de plusieurs dents, quatre, selon les parents de
la jeune fille.
« À
un moment donné, j'ai arrêté de les compter parce
que j'avais hâte que ça finisse. Ça n'a pas pris
beaucoup de temps, une vingtaine de minutes. Je suis sortie, il m'a
donné un petit pot avec mes dents, puis je les ai comptées :
il y en avait 14. »
- la fillette
Quatorze dents, soit 4 dents d'adulte qui n'avaient pas encore poussé
et 10 dents de lait. La mère de la jeune fille se souvient
encore des cris de douleur de son enfant : « Quand
je suis revenue du bureau, elle ne pleurait pas, elle hurlait, tant
elle avait mal ».
La jeune fille a
aujourd'hui une dentition impeccable parce que, après avoir perdu
ses dents de lait, ses dents d'adultes ont poussé de belle façon
avec l'aide d'un appareil correcteur installé par un autre dentiste.
Les parents portent plainte à l'Ordre des dentistes
Mais
pour sa mère, le geste posé par le dentiste demeure
impardonnable. En 1990, elle porte plainte à l'Ordre des
dentistes, l'organisme chargé d'assurer la protection du
public. Le syndic de l'Ordre est responsable d'enquêter
sur la plainte.
En 1992, les experts
du syndic concluent que, pour corriger le problème de chevauchement
des dents de l'enfant, le dentiste s'y était pris de la mauvaise
manière : extraire 14 dents en une seule séance était
contraire aux normes scientifiques, traumatisant et inutile.
La
décision du syndic de l'époque
Le syndic, qui agit comme un procureur de la couronne, porte
des accusations contre le dentiste. Mais c'est le comité
de discipline de l'Ordre qui jugera le comportement du dentiste,
sur qui pèse d'autres accusations.
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D'autres victimes
Quatre
autres patients du dentiste de notre histoire se plaignent de mauvais
traitements à l'Ordre des dentistes. Les cinq patients sont
regroupés autour d'une seule plainte. En tout, 12 fautes sont
reprochées au dentiste : « Ce qui est reproché
à ce dentiste, c'est d'avoir procédé à
des traitements qui ne rencontraient pas les normes, sans avoir les
éléments suffisants pour faire un diagnostic, et d'avoir
mal informé ses patients », explique Paul Morin,
du syndic de l'Ordre des dentistes.
Dix ans plus tard, toujours aucune décision
La jeune fille
de notre histoire est âgée de 12 ans lorsque, en 1992,
le comité de discipline commence à entendre la plainte
du syndic. Mais le dentiste réussit à paralyser les
activités du comité en déposant de multiples
requêtes : requête pour permission d'en appeler devant
le tribunal des professions, requête en récusation, requête
pour arrêt des procédures devant le comité de
discipline, requête en évocation assortie d'une requête
en suspension des auditions devant la Cour supérieure, puis
devant la Cour d'appel.
Toutes
les requêtes du dentiste ont été rejetées,
sauf une :
celle demandant la suspension temporaire des auditions.
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Pendant que les
audiences sont suspendues, la jeune fille vieillit. Elle a aujourd'hui
23 ans et attend toujours que les audiences reprennent. Pas moins
de 10 ans se sont écoulés depuis la dernière
fois où la plainte a été entendue sur le fond,
soit en 1993. D'ailleurs, aucune décision n'a encore été
rendue aujourd'hui. Un fait qualifié de « dérangeant »
par le syndic.
Le
dentiste a mis en lumière une des faiblesses du Code
des professions : en déplaçant sa cause vers
des tribunaux civils (la Cour supérieure et la Cour d'appel),
il a misé sur la lenteur du système judiciaire
pour éviter d'être jugé par le comité
de discipline de son ordre professionnel. Et jusqu'à
maintenant, il a gagné son pari.
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Le dentiste pratique toujours
Pendant
ces 10 ans, l'entreprise du dentiste a pris de l'expansion. Il se
spécialise dans les implants dentaires en ciblant, entre autres,
les personnes âgées. Associé à une centaine
de denturologistes de la province, il effectue des milliers d'interventions.
Mais certaines opérations tournent mal. En 2001, d'autres accusations
sont portées contre lui.
Cette
fois, le syndic de l'Ordre se plaint au nom de 10 patients.
Le ton est grave. Le 11 janvier 2000, une patiente du dentiste,
âgée de 71 ans, fait un arrêt cardiorespiratoire
durant une opération. Elle meurt le lendemain.
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Le lien entre
l'intervention du dentiste et le décès de sa patiente
n'est pas clairement établi. Néanmoins, le syndic demande
au comité de discipline qu'il applique une mesure exceptionnelle :
la radiation temporaire mais immédiate du dentiste. Nous sommes
en juillet 2001.
Or,
en dépit du caractère urgent de la demande de radiation
présentée à l'été 2001, le comité
de discipline tarde à rendre une décision. Présidé
par une avocate nommée, non par l'Ordre, mais par le ministre
de la Justice, ce comité est indépendant du syndic.
Cela fait maintenant 18 mois que le syndic attend, impuissant. Il
déplore cette décision car, à ses yeux, le dentiste
représente, de toute évidence, un danger pour la population.
« Les
outils existent. Est-ce qu'ils ont l'efficacité qu'on voudrait ?
On commence à penser que non. Ça devrait être
amélioré, ils sont très fragiles, peut-être
trop lourds. Mais si on prend juste ce dossier, et je ne veux pas
en faire un cas, sauf que, juste à voir ces deux plaintes-là...
est-ce que les outils fonctionnent comme ils le devraient ? On peut
en douter. »
Depuis
1992, cinq plaintes sont toujours pendantes.
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En conclusion
La
présidente du comité de discipline a refusé de
nous accorder une entrevue, tout comme le dentiste de notre histoire.
À l'Office des professions du Québec, qui supervise
les ordres professionnels, on se dit conscient du caractère
exceptionnel de la situation, mais on refuse de s'ingérer dans
le processus judiciaire.
Une ordonnance
de non-publication nous interdit de donner les détails de la
requête en radiation, présentée en juillet 2001.
Une ordonnance émise pour protéger les intérêts
économiques du dentiste. En décembre 2002, nous avons
demandé la levée de l'ordonnance. Nous attendons toujours
une réponse du comité de discipline. Une histoire que
nous suivrons !