Notre espèce est la seule capable de créer des civilisations et de transformer la nature. En somme,
les humains sont les seuls capables de penser. Mais, nous rappelle Darwin, restons modestes, car le
genre humain a ses racines dans l'animalité: une donnée que la génétique a confirmée. Un humain, quel
qu'il soit, et un chimpanzé partagent les mêmes gènes à 98 %. Pourtant, quand on se compare, on a
vraiment l'impression d'être différents. Est-ce un leurre ou est-ce fondé?
À l'origine, ce sont surtout les philosophes qui ont posé ces grandes questions sur ce qui nous
distinguait. René Descartes, avec son célèbre «Je pense donc je suis», est sans doute le plus
connu. Pour lui, ce qui nous sépare des animaux, c'est l'âme, la pensée. Le corps serait une
simple machine, alors que l'âme serait un principe immatériel autonome. Encore aujourd'hui, ce
grand philosophe est considéré comme le chef de file de tous les dualistes, c'est-à-dire de tous
ceux qui croient que l'esprit est totalement distinct, indépendant de la matière. Il faudra néanmoins
attendre le début du 19e siècle pour que l'étude du cerveau occupe vraiment la place qui lui revient.
Avec l'arrivée du microscope, le cerveau révèle ses premiers secrets. Malgré son apparence, le
cerveau n'est pas une masse informe. Il est constitué de cellules aux formes luxuriantes, munies
de toutes sortes de prolongements. Ce sont les neurones. Mieux encore, on observe que ces neurones
communiquent entre eux au moyen d'un courant électrique, l'influx nerveux. Le neurologue français
Paul Broca lancera la cartographie cérébrale en découvrant la zone responsable du langage. Quelque
100 ans plus tard, un Canadien d'adoption, le docteur Wilder Penfield, fondateur de l'Institut
neurologique de Montréal, ira encore plus loin. Spécialiste de l'épilepsie, il met au point une
méthode originale pour sonder les différentes régions cérébrales. Sous anesthésie locale, le patient
reste conscient pendant toute l'intervention et parle avec le chirurgien. Selon les zones cérébrales
stimulées, le patient éprouve des émotions, se rappelle tel souvenir plus ou moins ancien. La
cartographie du cerveau se précise.
Entre-temps, Sigmund Freud, à la fin du 19e siècle, ouvre une deuxième voie de recherche totalement
indépendante de la neurologie. Pour lui, l'âme humaine ne se réduit pas à la biologie, à des liaisons
neuronales. Freud croit que c'est l'inconscient qui façonne l'âme humaine. Pour avoir accès aux
coulisses ténébreuses de l'inconscient, Freud développe une méthode où la parole, l'expérience
subjective et la libre association des idées deviennent les instruments privilégiés. C'est le début
de la psychanalyse.
Pendant que neurologues et psychanalystes poursuivent leurs recherches de façon indépendante, un
physiologiste russe, Ivan Pavlov, va aborder la question d'une toute autre façon. Suite a une
expérience célèbre, Pavlov découvre le réflexe conditionné. C'est une découverte inestimable, qui
va donner naissance à une nouvelle école de pensée, totalement opposée à la psychanalyse de Freud,
le béhaviorisme.
La chimie du cerveau
L'apparition de ces nouvelles théories n'a pas empêché les neurologues de poursuivre leur conquête du
cerveau. Dans la première moitié du 20e siècle, leur découverte la plus étonnante est celle de la
chimie du cerveau. Notre bel organe ne se résume pas à quelque 100 milliards de neurones tous reliés
entre eux, il sécrète aussi un bouillon de sorcière. Pour circuler d'un neurone à l'autre, l'influx
nerveux a besoin d'un intermédiaire, un neurotransmetteur. Chaque type de neurones fabrique le sien.
Plus d'une cinquantaine de molécules forment le bouquet de la chimie du cerveau: l'acétylcholine, la
dopamine, la sérotonine, des fragments de protéines (peptides) comme les endorphines, les molécules
antidouleur naturelles, etc. La pensée serait donc une affaire de substances matérielles,
d'électrochimie. Dès lors, la psychiatrie effectue un grand virage: les médicaments de l'âme font
leur apparition et connaissent, dès le 20e siècle, un formidable développement.
Puis, malgré les succès des neurosciences, un groupe de chercheurs américains décide, au milieu des
années 50, d'aborder la question de l'esprit humain d'une toute autre façon. Pour ces chercheurs, la
pensée et l'esprit ne sont pas une exclusivité du cerveau. Ce qui caractérise le cerveau, c'est sa
capacité à manipuler des symboles: additionner, multiplier, soustraire, diviser. Mais plus les circuits
et les logiciels de commandes se complexifient, plus les tâches réalisées paraissent impressionnantes.
L'ordinateur moderne et la robotique voient le jour et évoluent jusqu'à ce qu'on appelle aujourd'hui
l'intelligence artificielle.
Aujourd'hui, malgré 50 ans de recherches intensives dans le domaine de l'intelligence artificielle,
les experts reconnaissent qu'il y a impasse. Malgré les meilleurs ordinateurs, malgré les succès de
Deep Blue contre Kasparov, champion mondial des échecs pendant 15 ans, on est encore bien loin de la
pensée, de la conscience. Or, grâce aux techniques modernes d'imagerie cérébrale, on sait maintenant
que le cerveau, contrairement à l'ordinateur, ne possède pas de processeur central pour coordonner
l'ensemble de ses activités: vision, mémoire, audition, etc. Le cerveau fonctionne de façon modulaire.
L'histoire de la conscience connaît un autre rebondissement à la fin du 20e siècle. Le grand
neurobiologiste américain Antonio Damasio démontre alors l'importance des émotions. Les émotions ne
sont pas de simples réactions superficielles. Elles jouent un rôle aussi essentiel que la raison pour
que la conscience puisse émerger en toute plénitude. Mais comment les neurones réussissent-ils à donner
naissance à une conscience capable de s'interroger sur la nature de l'univers? Tout cela reste encore
un mystère. Certains chercheurs soutiennent que la conscience humaine est une simple amélioration de
la conscience animale. D'autres croient fermement que les 2 % de gènes qui nous différencient sont à
l'origine d'un modèle nouveau de conscience, totalement distinct de celui des autres espèces. Un débat
qui risque fort d'occuper nos neurones pendant encore bien des années.
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