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Pour certains Autochtones, prendre la parole à l’ONU comporte un lourd prix à payer

Prendre la parole devant une instance internationale n’est pas sans conséquence pour certains Autochtones : risque de représailles, d’intimidation, voire de ne plus pouvoir retourner sur leurs terres. Ces dernières années, les cas et leur gravité se sont accrus.

Deux hommes avec des plumes autour de la tête sont de dos. Un écran géant et des gens se trouvent devant eux.

Près de 2000 Autochtones se sont retrouvés à l'Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones. Certains sont bien conscients des conséquences de leur présence et de leurs mots.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Eskender Bariiev a un débit rapide. Pour ses trois minutes de parole lors de la 23e session de l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones, qui vient de prendre fin à New York, ce Tatar de Crimée voulait passer le plus de messages possible.

Depuis 240 ans, les peuples autochtones de Crimée ont été persécutés et leur patrimoine culturel ainsi que leur langue ont été détruits, a-t-il commencé avant d'enchaîner sur les jeunes mobilisés dans l’armée russe, l’assimilation des enfants, les objets culturels volés, les poursuites pénales contre les représentants des peuples autochtones et l’occupation de la terre.

Je demande à la Russie de quitter le territoire de l’Ukraine et de cesser d’occuper la Crimée, a-t-il conclu sous les applaudissements de la salle.

Eskender Bariiev est membre du Majlis, l’assemblée des Tatars de Crimée dissoute par les autorités russes, et président du conseil d'administration du Centre de ressources des Tatars de Crimée.

Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par la Russie, les persécutions ont repris contre cette minorité musulmane. Moscou considère le Majilis comme une organisation terroriste et limite l'enseignement de la culture tatare.

Le Conseil de l’Europe, Amnistie internationale, Human Rights Watch et d’autres organismes ne cessent de dénoncer des violations graves des droits de la personne, la répression de la liberté religieuse, l’éradication de l’identité culturelle et de la langue ou encore les restrictions imposées aux médias.

Actuellement, selon le Centre de ressources des Tatars de Crimée, 217 Tatars sont poursuivis pour des affaires criminelles et 135 sont des prisonniers politiques. Les interrogatoires, les arrestations, les violations des droits et les arrestations se poursuivent.

Eskender Bariiev porte un chapeau traditionnel et est assis devant un micro, entouré par de nombreux Autochtones.

Le Tatar de Crimée Eskender Bariiev a pris la parole, assis près de la cheffe nationale de l'Assemblée des Premières Nations au Canada, Cindy Woodhouse Nepinak, lors de la première semaine de session de l'Instance permanente de l'ONU sur les questions autochtones.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Peu de temps après le début de l’occupation de la Crimée, Eskender Bariiev a dû fuir à cause des persécutions et des provocations dont il dit faire l'objet. Depuis 2015, il vit à Kiev et n’est jamais retourné chez lui.

Bien sûr, il y a toujours un danger lorsqu'on dénonce quelque chose devant une instance internationale, lance-t-il en entrevue. Mais il continue activement de le faire.

Il est nécessaire de prendre constamment la parole à l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones afin d’informer les représentants des peuples autochtones, qui comptent plus de 470 millions de personnes dans le monde et qui peuvent tous, à un degré ou à un autre, influencer leurs gouvernements et les organisations internationales qui participent également au forum, précise-t-il.

Une première fois lourde de conséquences

Pour l’Autochtone d’Aceh Muhammad Krueng, sa première participation à cette instance signifie de facto l'exil : il ne pourra plus retourner sur son île de Sumatra, au nord de l’Indonésie.

Il est venu parler au nom du Front national de libération de Sumatra Aceh pour demander de l’appui dans le combat pour son indépendance vis-à-vis de l’Indonésie.

À Aceh, il y a beaucoup de persécutions. Nous ne pouvons même pas parler d’autodétermination ni d’indépendance, raconte-t-il dans un salon calme du bâtiment de l’ONU.

Il y a deux ans, un de mes amis a apposé un autocollant pour revendiquer le besoin d’indépendance. Ils l’ont mis en prison pendant 11 mois. Même si l’Indonésie jouit d’une liberté d’expression, si nous parlons d’indépendance ou d’autodétermination, on nous jette en prison.

Par conséquent, dans cette instance qu’il considère comme un espace sécuritaire pour parler, il en est convaincu d'une chose : Si le gouvernement l’apprend, je ne pourrai plus y retourner. Établi au Texas depuis 25 ans, il retournait dans sa terre natale chaque année.

Maintenant, c'est terminé : je ne peux plus y retourner.

Une citation de Muhammad Krueng

À ses côtés se trouve le Papou John Anari. Depuis près de 60 ans, les Papous se battent pour leur indépendance contre le pouvoir central indonésien sur la moitié ouest de l’île de Nouvelle-Guinée occidentale. John Anari est le chef d’une des ailes politiques de l’Armée nationale de libération de la Papouasie occidentale et donc le volet diplomatique. Il a demandé l’asile aux États-Unis, où il vit aujourd'hui.

Muhammad Krueng et John Anari sont assis sur un fauteuil.

Muhammad Krueng et John Anari discutent dans un salon calme de l'ONU lors d'une session de l'Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Les terres des Papous sont de plus en plus habitées par des Indonésiens et regorgent de richesses, notamment une des plus grandes mines d’or et de cuivre au monde. Il y a deux ans, les experts de l'ONU ont tiré la sonnette d'alarme au sujet des graves abus commis en Papouasie, notamment des meurtres d'enfants, des disparitions, de la torture et des déplacements massifs de population, et ont appelé à une aide d'urgence.

Parler du statut politique de la Papouasie occidentale constitue un danger, assure John Anari, qui insiste : Si nous en parlons, c’est vraiment dangereux.

Sur le terrain, explique-t-il, les combattants se battent contre l’armée et la police indonésiennes. Depuis un an, les affrontements entre l’armée indonésienne et les indépendantistes ont gagné en violence et touchent des civils, dont de nombreux Papous.

Il y a un an, un pilote néo-zélandais a été pris en otage par les indépendantistes qui, ce faisant, veulent attirer l’attention internationale sur leur combat.

John Anari enchaîne les prises de parole pour attirer l’attention sur les violences dont son peuple est victime et demande à l’ONU de prendre ses responsabilités.

Des représentants autochtones pris pour cible à l’ONU

Ces dernières années, le nombre de signalements et la gravité de plusieurs cas d’intimidation et de représailles contre des personnes coopérant avec l’Organisation des Nations unies se sont accrus. Interdiction de voyager, menaces, harcèlement, campagnes de dénigrement, surveillance, agressions physiques, arrestations arbitraires, voire actes de torture et assassinats : cela peut prendre différentes formes.

Le nombre d'actes d’intimidation et de harcèlement commis dans l’enceinte de l’ONU, en particulier contre des représentants des peuples autochtones, a même augmenté depuis le retour à la participation en présentiel, peut-on lire dans le dernier rapport annuel du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

Des personnes ont par exemple été photographiées ou enregistrées sans leur consentement et des représentants de gouvernements se sont adressés à des représentants de la société civile de manière intimidante avant, pendant ou après que ceux-ci avaient participé à des réunions tenues dans le cadre de l’ONU.

Une citation de Extrait du rapport du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme

Être visible et entendu entraîne un risque de représailles, confirme le chargé de programme pour le bureau du Haut-Commissariat aux droits de la personne à la section des peuples autochtones et des minorités, Morses Caoagas Flores, lui-même autochtone.

Intimidation, menaces pour avoir pris la parole, pour avoir collaboré avec l’ONU. Et les menaces se manifestent de diverses manières : avant qu’ils ne se rendent à une réunion de l’ONU, pendant cette réunion et quand ils rentrent chez eux. Certains préfèrent ne pas parler à cause de ça, explique-t-il.

Il mentionne le cas récent de participants qui n’ont pas pu rentrer chez eux et les nombreux signalements qu’il reçoit. La plupart des gens nous disent de ne rien faire. Ils pensent que si les choses deviennent visibles, cela peut nuire non seulement à l’individu, mais à l’ensemble de la communauté, poursuit Morses Caoagas Flores.

Mais il faut révéler ces cas, croit-il fermement, parce que si nous n’en parlons pas ouvertement, alors le problème sera passé sous silence et tout ça sera business as usual. Son bureau enregistre donc les cas et diffuse les informations, notamment dans les rapports officiels et avec le rapporteur spécial.

Le poids des mots

Est-ce possible d’attendre que je sois rentrée au Maroc avant de publier mon histoire? demande l’activiste amazigh Amina Amharech tout en mettant son tasbnit, un foulard, sur sa tête et en enfilant un collier traditionnel.

Témoin depuis son enfance de la négation dont est victime son identité berbère dans son propre pays, elle a toujours continué, grâce à ses parents, à porter son héritage et à parler sa langue, le tamazight, même en cachette à l’université.

La situation a quelque peu évolué ces dernières années, non seulement avec la reconnaissance, en 2001, de la culture amazighe dans le patrimoine culturel national, mais aussi et surtout avec la consécration du tamazight comme langue officielle du Maroc en 2011. Cependant, il reste encore du chemin à faire, et la membre fondatrice de l’Association ACAL et du Réseau communautaire amazigh AZUL demeure prudente.

Amina Amharech pose dans une pièce de l'ONU avec un foulard traditionnel coloré sur la tête et des bijoux.

L'activiste amazigh Amina Amharech milite notamment pour les droits fonciers de son peuple.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Cette année, le thème de l’Instance permanente est le droit à l’autodétermination, et c’est bien ce qu’elle compte plaider encore une fois. On ne peut pas parler d’autodétermination si on ne parle pas de l’occupation du droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles. Parce que c’est ça, le processus d’assimilation. On nous désancre du territoire, de notre univers, et après, on perd tous les repères, la langue, la vie communautaire, etc.

Et, assure-t-elle, si vous parlez d’autodétermination, on va vous taxer de séparatiste.

Pourtant, elle aussi se présente devant l’Instance onusienne, venue par ses propres moyens, car elle est bénévole dans son association. La majorité des activistes ne perçoivent pas de salaire : c'est par conviction qu’on le fait, résume l’enseignante. D’ailleurs, elle se présente comme activiste avant tout.

En 2018, elle a été boursière du programme pour représentants autochtones du HCDH.C'est pour ça que je suis un peu préservée, assure-t-elle. On ne vient pas à l’ONU pour dire n’importe quoi. Tout ce que vous dites est passible d’être vérifié et contredit par un pays, et c’est pour ça qu’il faut toujours apporter les preuves de ce que vous dites. Il ne faut pas que ce soit nominatif ni que ça porte préjudice à quelqu’un.

C’est très lourd comme charge. Il faut toujours avoir en tête qu’il faut protéger ceux qui sont derrière et c’est difficile, mais parfois, on a des petites victoires.

Une citation de Amina Amharech

Se faire entendre, ce que redoutent certains États

Le lendemain, un burnous (habit traditionnel berbère) sur les épaules, le président-fondateur du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), Ferhat Mehenni, s’avance vers le micro devant l’Instance. Il dénonce notamment la détention arbitraire de plusieurs personnes issues de la Kabylie, dont des militants de son mouvement, par les autorités algériennes. Certains détenus ont entamé une grève de la faim.

À l’ONU, cette parole est facile. En Algérie, c’est beaucoup plus difficile.

Une citation de Ferhat Mehenni, fondateur du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie

Selon Amnistie internationale, les autorités algériennes ont de plus en plus recours à des accusations liées à la lutte contre le terrorisme (Nouvelle fenêtre) formulées en des termes vagues pour poursuivre des membres de groupes considérés comme étant d’opposition.

L’ONG précise que depuis 2021, le pouvoir algérien considère le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie ainsi que l’organisation politique Rachad comme des entités terroristes. La même année, le Code pénal algérien a été modifié pour élargir la définition du terrorisme et y inclure le fait d’œuvrer ou inciter à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels.

Ferrhat Mehenni devant un micro.

Ferhat Mehenni a déclaré l'indépendance de la Kabylie lors de la 23e session de l’Instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Ferhat Mehenni a notamment été arrêté 12 fois et condamné par contumace à la prison à perpétuité par un tribunal d’Alger en 2021. Depuis 2008, il vit en exil en France. Pour continuer le combat, j’avais besoin de ma liberté!

Ce prix, j’ai appris à le payer depuis longtemps. Je le connais et je l’assume!

Une citation de Ferhat Mehenni, fondateur du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie

À New York, celui qui est à la tête de l’ANAVAD, le gouvernement provisoire kabyle, en a profité passer à une autre étape : déclarer solennellement l’indépendance de la Kabylie.

Tous les gouvernements, toutes les dictatures, sont sensibles aux dénonciations. Celle que nous venons de faire aura sûrement un impact sur les autorités algériennes et j’espère que cela changera quelque chose pour nous.

L’autre effet est aussi, dit-il, de rassurer les Kabyles comme quoi nous nous battons et nous faisons entendre au sein des instances internationales, et c’est ce qui est le plus redouté par l’Algérie : que la Kabylie ait une voix à l’étranger.

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— Soleïman Mellali, rédacteur en chef