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La petite histoire de Saviorless, le premier jeu vidéo indépendant cubain

Josuhe Pagliery et David Darias, souriants, joignent le poing dans un moment de complicité, devant des écrans d'ordinateurs.

Josuhe Pagliery (à gauche) et David Darias (à droite) ont développé une grande amitié en travaillant sur «Saviorless» ces dernières années.

Photo : Empty Head Games

Entre les coupures d'électricité, la connexion Internet instable et les relations internationales tendues, concevoir Saviorless – le premier jeu vidéo indépendant cubain diffusé à l’international – a été un véritable parcours du combattant pour l’artiste Josuhe Pagliery et le programmeur David Darias, tous deux basés à La Havane.

Jusqu’ici, aucun jeu vidéo fait à Cuba n’avait réussi à dépasser les frontières pour joindre le public international. Encore moins un jeu offert sur console, dit David Darias, programmeur de Saviorless, lancé début avril sur PC et sur les consoles Nintendo Switch et PlayStation 5.

Il ne s’agit pas d’un jeu politique, mais bien de pur divertissement. Mêlant casse-têtes et combats sur un jeu de plateforme en 2D, l’intrigue suit deux personnages qui essaient de s’échapper des îles souriantes, un lieu maudit qui regorge de secrets.

C’est à l’image de notre expérience à Cuba : des décors en ruine et un pays à l’histoire imprévisible, décrivait Josuhe Pagliery en 2016. Tous les éléments sont là, évidents ou non, mais en fin de compte, c'est le joueur ou la joueuse qui décidera de ce que cette histoire signifie pour lui, précise-t-il aujourd'hui.

Affiche d'un jeu vidéo montrant une jeune fille en train de contempler un paysage sombre.

Le jeu «Saviorless» a été lancé le 2 avril sur Steam, Epic Games Store, PlayStation 4 et Nintendo Switch.

Photo : Empty Head Games

Une production qu'ils ont mis huit ans à développer… non sans embûches.

Tous les jours, on s’appelait pour se demander qui allait chez qui pour travailler. Il fallait qu’on soit dans la même pièce en raison des problèmes de connexion Internet. Et on a tout fait sur un seul ordinateur. C’est celui-ci, lance David Darias, amusé, en brandissant son appareil portable.

Un ordinateur portable, une souris d'ordinateur et deux manettes de jeu sur une table.

«Saviorless» a été développé sur cet ordinateur, partagé à deux, pendant huit ans.

Photo : Empty Head Games

Un rêve qui a bien failli avorter

Il s’agissait d’un rêve que caressait depuis longtemps l’artiste Josuhe Pagliery, qui a dessiné à la main tout ce que l’on voit à l’écran, des différents personnages aux éléments de décors du jeu.

J’ai longtemps pensé que c'était impossible de créer un jeu vidéo indépendant à Cuba, en raison du manque de technologies et de connaissances pour le faire. Avec l’arrivée d’outils comme le moteur de jeu Unity, ça me semblait déjà plus une possibilité, raconte Josuhe Pagliery, se décrivant comme un grand fandu jeu québécois Sea of Stars, de Sabotage.

En 2016, il se lance à pieds joints dans l’aventure. À l’époque, Cuba vivait une période lumineuse en raison d’une baisse de tensions avec les États-Unis, alors sous la gouverne de Barack Obama.

L’artiste s’y est même envolé pour faire avancer son projet. Il a reçu le soutien d’une fondation américaine, en plus d’y mener avec succès une campagne de sociofinancement.

J’ai fait la tournée des médias américains spécialisés en jeux vidéo, de Polygon à Kotaku. Le projet a été complètement financé en quelques jours, souligne-t-il, enthousiaste.

En parallèle, à Cuba, l’accès à Internet, jusqu’ici très coûteux et offert seulement dans les espaces publics, s’est étendu aux appareils mobiles, en plus de voir son prix diminuer.

Cette lune de miel s’est toutefois arrêtée brusquement à l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, brouillant de nouveau les relations entre les deux pays et renforçant les sanctions économiques contre Cuba. Quelques mois plus tard, des allégations d’attaques soniques à l’ambassade américaine à Cuba ont forcé sa fermeture, alimentant la discorde.

Une voiture passe devant l'ambassade.

L'ambassade américaine de La Havane, à Cuba

Photo : Associated Press / Ramon Espinosa

L’île des Caraïbes est depuis plongée dans une crise où les coupures d'électricité sont fréquentes et surviennent sans prévenir. Les créateurs ont même perdu deux fois plutôt qu’une le travail d’une semaine entière en raison d’un problème de sauvegarde lié à ces interruptions.

Et comme si les choses n’allaient pas déjà assez mal pour Josuhe Pagliery, le développeur d’origine du jeu a dû quitter le projet pour des raisons personnelles.

Tout à apprendre

Le mieux qu’il a pu trouver pour remplacer son développeur, c’est un professeur d’université qui enseigne les bases de la programmation : moi! s’esclaffe David Darias, développeur indépendant et professeur adjoint en informatique à l’Université de La Havane.

Il n’y a tout simplement pas d’industrie du jeu vidéo à Cuba. C’est très difficile de trouver quelqu’un qui a les connaissances nécessaires pour concevoir un jeu.

Une citation de David Darias

Il s’est rendu compte rapidement que ses propres connaissances étaient, elles aussi, limitées et que l’apprentissage de la création d’un jeu vidéo serait beaucoup plus ardu qu’il l’avait cru au départ.

Dépassée, l’équipe a tenté de trouver de l’aide, notamment auprès d’animateurs. Encore une fois, cependant, le manque de connaissances en conception vidéoludique l'a rattrapée.

Une illustration montre un personnage de jeu vidéo qui s'apprête à traverser un long escalier, dans une grotte sombre.

Le jeu «Saviorless» est une fantaisie sombre et sanglante abordant des sujets comme le contrôle et l'innocence.

Photo : Empty Head Games

Dans les crédits, on voit quelque chose comme 12 noms pour l’animation. Ce n’est pas parce qu’on avait une grosse équipe. C’est que chacun d’entre eux ne restait que quelques mois dans le projet, pour toutes sortes de raisons, allant des problèmes d’électricité, de connexion Internet et de transport à la perte d’intérêt, précise David Darias.

Un scénario qui s’est répété pour la programmation, l’art et même la musique dans le jeu. On devait tout apprendre, car personne n’est spécialiste, insiste le développeur.

Lumière au bout du tunnel

Afin de ne pas jeter tout le travail aux poubelles, le tandem a tout misé sur la création d'une démo gratuite du jeu pour le présenter à des éditeurs, dans l’espoir d’avoir des fonds et de voir le titre publié.

On a fait l’équivalent de cinq jeux vidéo à essayer pendant quatre ans avant d’atteindre le niveau de cette dernière démo, qui ressemble beaucoup au jeu actuel, indiquent les créateurs.

C’était doublement difficile pour nous. D’abord parce que nous sommes cubains et que le pays n’a aucune réputation dans le domaine du jeu vidéo, ensuite parce qu’il s’agit de notre premier jeu. On n’avait aucune expérience.

Une citation de David Darias

Des échanges avortés avec des éditeurs, les créateurs du jeu en ont eu leur lot ces huit dernières années. Jusqu’à ce que Dear Villagers, une société française, les contacte directement, ce qui n’est pas très commun dans l’industrie, souligne Josuhe Pagliery.

Les deux parties sont rapidement arrivées à un accord qui permettrait de diffuser le jeu non seulement sur PC, mais aussi sur les consoles. C’était un rêve devenu réalité, souffle Josuhe Pagliery, les yeux pétillants.

Vers de meilleurs jours?

Le tandem se réjouit que la réception du jeu ait été bonne. S’il avait fallu qu’on passe par tout ça et que le jeu ne soit pas un succès [ça aurait été très décevant], dit David Darias, soulagé.

Quant à savoir si les deux créateurs comptent répéter l’expérience dans un deuxième jeu vidéo, ils ne ferment pas entièrement la porte. J'aimerais faire un nouveau jeu, meilleur, et dans un plus court laps de temps, déclare Josuhe Pagliary, avant de revenir à la raison.

Quand on pense à un nouveau jeu, on n'a qu’à se rappeler les problèmes qu'on a eus avec les animateurs. On a beaucoup de cicatrices.

Une citation de David Darias

Après tout, les obstacles rencontrés ces huit dernières années sont les mêmes aujourd’hui : il n’y a toujours pas de main-d’œuvre spécialisée en jeu vidéo à Cuba. Et impossible de recruter à l’international, faute de fonds et d’infrastructures financières adéquates pour envoyer et recevoir de l'argent.

Et cela n’est pas près de changer. Avec la crise qu’on vit à Cuba, je ne vois pas le moment où le gouvernement investira dans l’industrie du jeu vidéo, insiste le programmeur.

Le pays peut tout de même compter sur un grand nombre de joueurs et de joueuses, qui s’arrachent les versions piratées de jeux vidéo hors ligne – la connexion Internet est trop faible et instable pour jouer en ligne. Encore récemment, un ami m’a dit que jamais il ne paierait pour un logiciel. Encore moins pour un jeu vidéo. C’est dans notre culture, indique David Darias.

Cuba n’est peut-être pas le pire pays du monde où faire un jeu vidéo, mais on est certainement dans les 10 pires.

Une citation de Josuhe Pagliery

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