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Le protecteur des plus démunis de Saskatoon

Le protecteur des plus démunis de Saskatoon

Un texte de Grégory Wilson Photographies par Vincent H. Turgeon

Publié le 11 août 2021

Jason Mercredi se bat sans relâche pour les gens les plus vulnérables de Saskatoon, bien souvent des Métis ou des Autochtones, depuis plus d’une décennie. Lui-même d’origine métisse, il est aux commandes d’un organisme qui tend la main aux personnes toxicomanes ainsi qu’à celles ayant contracté une infection transmise sexuellement ou par le sang (ITSS).

Il a piloté l’ouverture du premier centre de consommation supervisée en Saskatchewan, tenant bon face aux réticences citoyennes et aux refus du gouvernement provincial de financer l’établissement.

Sa persévérance et ses sacrifices sont aujourd’hui une source d’inspiration non seulement pour sa communauté, mais aussi pour d’autres organismes de la province, qui tentent de suivre le chemin qu’il a tracé contre vents et marées.

Un moment de quiétude et d’intimité entre Jason Mercredi et sa chienne Pinch au parc Chief Whitecap.  Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Un moment de solitude
Un moment de solitude

Pinch, couche-toi. Couche-toi.

Pinch, la chienne de Jason Mercredi, s’allonge à ses pieds. Nous sommes au parc Chief Whitecap, situé à une dizaine de minutes au sud du centre-ville de Saskatoon; un endroit bien à l’écart du brouhaha quotidien de la ville. C’est ici que vient le Métis de 36 ans lorsqu’il a besoin de se ressourcer le long de ses sentiers, ou encore à la rivière où sa chienne aime se baigner.

D’ailleurs, dès que nous nous y rendons, Pinch saute à l’eau, habituée qu’elle est de ce rituel rafraîchissant. Jason lui lance une petite branche. Enthousiaste, la chienne nage rapidement pour aller la chercher, puis, sournoise, elle la rapporte un peu plus loin sur la berge. Il prend donc une autre branche et la lui lance, un petit sourire aux lèvres.

C’est isolé. Ici, tu n’as plus besoin de voir des gens ou de t’en occuper. En plus, tu es dans la nature, ce qui donne un peu l’impression d’être dans le nord de la province, se réjouit celui qui a grandi à quelque 400 kilomètres de là, dans le village de La Ronge, au milieu de la forêt boréale.

Jason est assis sur le banc d'un parc et son chien est à côté de lui la tête levée vers le ciel.
Jason Mercredi se rend à ce parc quatre, voire cinq fois par semaine. Il n’est habituellement accompagné que de sa chienne Pinch. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Ces promenades sont un répit nécessaire pour la voix et l’esprit de l’homme qui coordonne quotidiennement les opérations de l’organisme Prairie Harm Reduction et de son centre de consommation supervisée. Un travail auquel il consacre un nombre incalculable d’heures – de jour, et parfois même de nuit – depuis des années. Et il compte continuer longtemps encore, étant toujours à la recherche des meilleures solutions qui soient pour venir en aide à ceux et celles qui en ont le plus besoin.

Jason Mercredi en a même fait son mantra : Le travail n’est jamais terminé.

Jason Mercredi profite de ce temps seul pour écouter de la musique, un balado ou simplement le bruit des vagues. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Le travail d’une vie
Le travail d’une vie

Ce matin-là, nous nous sommes donné rendez-vous au bureau de l’organisme, encore désert à cette heure-là. Nous avons traversé la salle pourvue d’îlots propres et sécuritaires que peuvent utiliser les toxicomanes pour consommer de la drogue en l'injectant, en la fumant ou encore en l’aspirant, sous la supervision d’un personnel formé en intervention médicale. De là, un corridor mène au salon – où les clients peuvent s’allonger sur des divans et écouter la télévision – ainsi qu’au bureau de Jason, le directeur général, et de la directrice des opérations.

La pièce étroite sert aussi de lieu de rangement. Des boîtes, des cartables et même des sacs en plastique remplis de feuilles sont éparpillés un peu partout sur le sol de même que sur des classeurs entassés.

Café à la main, Jason est assis sur sa petite chaise de travail devant un écran poussiéreux et se prépare pour une rencontre virtuelle.

J’ai donné cette même présentation tant de fois, dit-il en esquissant un sourire timide. Il aime ces discussions, car elles sont pour lui une occasion d’échanger des idées et d’apprendre des autres groupes et organismes de partout au pays.

Cette rencontre se tient avec des résidents en psychiatrie de l’Hôpital royal universitaire de Saskatoon. Ils veulent en savoir plus sur l’organisme et les efforts qu’il déploie pour mener à bien ses projets ainsi que sur le financement de son centre de consommation supervisée. Cette question précise est un sujet délicat pour Jason, car le centre n’a toujours pas été capable d’obtenir une subvention du gouvernement provincial.

Nous sommes tous prêts à mener ce combat [pour obtenir ce financement], assure toutefois Jason aux étudiants.

Ce dernier travaille au sein de Prairie Harm Reduction depuis maintenant 12 ans, dont bientôt 5 à titre de directeur général.

Sa mission d’aider les gens avait d'ailleurs débuté six ans auparavant, en travaillant auprès de personnes qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale et confinées aux centres de soins de longue durée. Pendant trois de ces années, il a également consacré ses soirées au White Buffalo Youth Lodge, un organisme venant en aide aux jeunes des quartiers défavorisés de Saskatoon.

J’aime beaucoup travailler au sein de la communauté, dit-il. C’est vraiment difficile, vraiment épuisant, mais j’aime ça.

Jason Mercredi a notamment été l’un des cofondateurs de la première Journée nationale du dépistage du VIH, en 2018. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Des répercussions à l’échelle de la province… et du pays
Des répercussions à l’échelle de la province… et du pays

L’amour que ressent Jason pour sa communauté a rapidement évolué en projets concrets lorsqu’il est devenu le directeur général de Prairie Harm Reduction.

« Il est clair que le système ne fonctionne ni pour les Autochtones ni pour les personnes qui souffrent du VIH [virus de l’immunodéficience humaine] ou de l’hépatite C. Alors, pourquoi ne pas tenter de nouvelles approches plutôt que privilégier celles qui sont actuellement en place? »

— Une citation de   Jason Mercredi

Et des idées, Jason Mercredi en a beaucoup.

Par exemple, il s’est inspiré de la campagne de distribution de préservatifs de la Ville de Saskatoon pour en faire une qui soit destinée aux Autochtones du nord de la province. Son initiative était alors une première au Canada. J’ai simplement réalisé qu’on avait besoin d’inclure les Autochtones dans cette démarche. Étant moi-même un Autochtone issu du nord de la province, je voulais m’assurer qu’on avait nous aussi accès à ce service, explique-t-il.

Des macarons, rubans rouges, épinglettes accumulés par Jason au fil des années sont accrochés sur un babillard.
Jason Mercredi a été à l’œuvre six ans dans le domaine de la santé mentale avant de venir travailler au Prairie Harm Reduction. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Jason s’est aussi fait connaître pour une initiative saskatchewanaise qui a finalement fait le tour du pays : la Journée du dépistage du VIH.

En 2016, quatre organismes de la Saskatchewan, dont le sien, se sont réunis pour organiser une journée provinciale de dépistage du VIH. Deux ans plus tard, la Société canadienne du sida a invité Jason à présenter leur initiative à Ottawa. Cette dernière a été bien accueillie, et des représentants d’organismes communautaires de partout au pays ont collaboré pour mettre sur pied la première Journée nationale du dépistage du VIH. L’année suivante, toutes les provinces et tous les territoires canadiens ont participé à l’événement.

Cela dit, aucune de ses initiatives ne se compare à son plus grand défi jusqu’à présent : celui qui consiste à ouvrir un premier centre de consommation supervisée en Saskatchewan.

Jason jugeait qu’un tel service était nécessaire, car la province était la seule du pays qui luttait contre une hausse annuelle du nombre de cas d’infections au VIH, transmises majoritairement par l’échange d’aiguilles souillées. Il ajoute que les données suggéraient que la crise des opioïdes se déplaçait vers la Saskatchewan, indiquant une croissance du nombre de surdoses provoquées notamment par du fentanyl au fil des ans.

MORTS PAR SURDOSES EN SASKATCHEWAN DE 2010 AU 30 JUIN 2021
2010 : 78 MORTS
2011 : 86 MORTS
2012 : 86 MORTS
2013 : 88 MORTS
2014 : 85 MORTS
2015 : 121 MORTS
2016 : 109 MORTS
2017 : 119 MORTS
2018 : 171 MORTS
2019 : 177 MORTS
2020 : 283 MORTS*
2021 : 73 MORTS**
* En 2020, il y a également 46 morts qui font toujours l’objet d’une enquête afin de confirmer la mort par surdose.
** En 2021, il y a aussi 105 morts qui font toujours l’objet d’une enquête pour confirmer la mort par surdose.
Le nombre de morts par surdoses en Saskatchewan a augmenté de manière importante dans les dernières années. Photo : Radio-Canada / Mathieu Blanchette

Après trois ans de travail de recherche, son organisme était prêt, en 2019, à entreprendre des démarches pour ouvrir un centre de consommation supervisée.

Jason Mercredi se rend souvent à la hauteur de la rivière du parc Chief Whitecap accompagné de sa chienne Pinch. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Le fruit de la persévérance
Le fruit de la persévérance

Jason Mercredi savait dès le départ que la possible ouverture d’un centre de consommation supervisée allait lui attirer des ennuis. L’initiative, loin d’être populaire, trouvait de nombreux opposants au sein de la communauté de Saskatoon, comme se le rappelle Jason. Je faisais face à beaucoup d’opposition, tant de nature politique qu’en raison de la stigmatisation ou de la discrimination, et je me sentais bien à l’aise de leur faire savoir ce que j’en pensais, se souvient Jason.

Pour s’y retrouver parmi les demandes des trois ordres de gouvernement de même que celles des autorités autochtones tout au long du processus, Jason s’est donné comme missions de s’investir complètement dans le travail, de ne jamais baisser les bras et d’accueillir férocement les difficultés et les obstacles du quotidien. Cette mentalité lui vient de son adolescence alors qu’il était un joueur de hockey.

Quand je jouais sur la glace, j’étais un grinder [un tenace]. Peu importe le joueur adverse à qui je me frottais dans les coins, c’était moi qui allais m’en sortir avec la rondelle. Si on se battait, tu allais le savoir que tu as été dans une bataille.

Un certificat au nom de Jason Mercredi affiché sur un mur vert à côté d'un cadre.
Jason Mercredi a eu l’idée d’un centre de consommation supervisée en 2016. Quatre ans plus tard, l’endroit a enfin pu ouvrir ses portes. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Malgré la force de caractère et la conviction dont fait preuve le directeur, le travail requis pour la conception et la réalisation de ce centre de consommation lui pesait. Pendant des mois et des mois, voire des années, je travaillais entre 60 et 80 heures par semaine, précise-t-il. Il y a un prix à payer pour tous ces efforts.

Jason estime qu’il a sacrifié des relations personnelles, des amitiés et même du temps passé avec sa famille au profit de ce projet qui lui demandait toute son énergie.

C’était exigeant physiquement, mentalement et émotionnellement, raconte-t-il. Quand les gens me demandent combien de temps exactement j'ai consacré à l’ouverture du centre de consommation supervisée, je leur réponds simplement : ''Plus que vous pouvez l’imaginer''. C’était un travail démesuré.

Dans un centre, des îlots placés les uns à côté des autres permettant aux clients de consommer leur drogue.
Les clients peuvent se rendre à l’un de ces îlots pour consommer leur drogue en toute sécurité, sous la supervision d’un personnel formé en intervention médicale. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Ce centre était d’ailleurs un pari risqué dès le début : l’équipe de Prairie Harm Reduction a investi 500 000 $ pour faire rénover l’édifice sans même savoir si elle allait avoir assez d’argent pour faire fonctionner l’endroit et ses services.

Lorsque nous lui demandons ce qui l'a poussé à sacrifier autant de choses pour accomplir cette mission, Jason admet ne pas avoir de réponse. Certaines personnes sont faites différemment, j’imagine, avance-t-il. Je ne me suis jamais vraiment posé la question... Tout ce que je sais, c’est que je me suis engagé à faire ce travail, et lorsque tu t’engages à faire quelque chose, tu ne reviens pas sur ta parole.

Le chef de patrouille de la police de Saskatoon, Cameron McBride, a vu de près la persévérance dont fait preuve Jason Mercredi.

Au printemps 2019, Cameron McBride s’est vu confier les tâches de préparer la réponse policière au premier centre de consommation supervisée de la Ville et de la présenter. Il raconte qu’il avait lu des articles de journaux détaillant une escalade de la criminalité, du désordre social et même de la frustration de la part de propriétaires d’entreprises et de résidents qui avaient pignon sur rue autour de centres semblables déjà présents en Alberta, à Calgary et à Lethbridge. Ne voulant pas vivre de telles expériences à Saskatoon, Cameron McBride a invité Jason à venir discuter autour d’un café.

Le policier avait déjà entendu parler de lui avant de le rencontrer. Jason Mercredi lui avait été décrit comme une personne tenace, dévouée et peut-être un peu obstinée.

C’était clair dès le début de notre rencontre qu’il était convaincu au plus profond de lui-même que ce centre était nécessaire pour la communauté, explique le policier. J’ai pu voir une partie de sa conviction et de sa ferveur en ce qui concerne son travail.

Un policier portant son uniforme devant le Service de police de Saskatoon.
Le chef de patrouille du Service de police de Saskatoon Cameron McBride a rencontré Jason Mercredi en 2019.  Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Cameron McBride et Jason Mercredi se sont ensuite rendus ensemble à Vancouver, pour visiter ses centres de consommation supervisée. Ils ont travaillé ensemble du matin jusqu’à tard le soir. Jour après jour, Jason démontrait la même passion et le même enthousiasme pour ce projet.

C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que le Jason déterminé et persévérant que j’ai connu lors de notre première rencontre était le même Jason à tout moment, explique-t-il. Je savais désormais qui était cette personne et, en le voyant dans cet environnement, je croyais davantage en lui.

Sur le terrain, Cameron McBride a aussi observé que les centres de consommation supervisée et les services de police locaux étaient parfois en conflit, puisque les travailleurs communautaires considéraient la dépendance à la drogue comme un problème médical ou de santé mentale, tandis que les autorités y voyaient traditionnellement plutôt un problème d’ordre criminel.

Jason et Cameron ont donc mis en place une stratégie commune pour assurer la sécurité de la communauté avoisinante, tout en respectant les besoins de chacun. Finalement, le 1er octobre 2020, jour de l’inauguration du centre de consommation supervisée, est arrivé.

Et ce jour-là, le ciel ne nous est pas soudainement tombé sur la tête, explique, soulagé, le policier. La communauté ne s’est pas non plus déchirée. Finalement, il ne s’agissait que d’un service supplémentaire pour les gens de la communauté sans en être, du même coup, un préjudice. C’était donc une excellente façon de commencer.

Le chef du Service de Police de Saskatoon, vêtu de son uniforme, regarde droit vers la caméra en souriant légèrement.
« Si je devais choisir un mot pour décrire ce que représente Jason Mercredi pour la communauté, ce serait "champion", affirme Cameron McBride. Il est le champion de tous ceux et celles qui ont besoin d’aide et de services. » Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Pour Jason Mercredi, l’ouverture de ce centre de consommation supervisée ne représentait que la première étape de sa mission personnelle. Le poids qu’il se mettait lui-même sur les épaules n’avait toujours pas disparu. Au contraire : tant et aussi longtemps que la province refuserait de financer son centre de consommation supervisée, l’homme continuerait à se battre.

À ce point-ci, on serait heureux de recevoir ne serait-ce qu’un seul maudit dollar de sa part, dit-il.

Deux années de suite, le gouvernement a rejeté la demande de financement du centre de consommation supervisée de Prairie Harm Reduction, sans expliquer pourquoi. Il continue cependant de financer d’autres programmes de l’organisme.

Jason explique qu’il a présenté un plan illustrant plusieurs cas de figure : une subvention de 400 000 $ par an assurerait un fonctionnement le jour, l’embauche d’un plus grand nombre d’employés et l’achat de plus d’équipement; une enveloppe de 600 000 $ permettrait au centre d’être en fonction aussi le soir; avec 900 000 $, l’endroit pourrait être ouvert jusqu'à minuit; enfin, selon le directeur, un financement de 1,3 million de dollars ferait en sorte qu’il fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Ce n’est vraiment pas beaucoup demandé pour une installation médicale qui fonctionne 24 heures sur 24 et qui permet de subvenir aux besoins des personnes les plus exigeantes de Saskatoon, fait-il valoir.

Malgré ces deux refus, Jason garde l’espoir que le financement provincial viendra, soit l’année prochaine, soit l’année d’après.

Jason Mercredi a donné plusieurs présentations virtuelles à des personnes intéressées de partout au pays. Ayant l’habitude, il passe d’une diapositive à l’autre sans se fier à ses notes. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

L’origine du combattant
L’origine du combattant

Il n’y a habituellement qu’une seule personne ou deux dans une ville qui vont tout donner, jusqu’à ce qu’elles s'effondrent ou que le système s’effondre lui-même. Je ne compte pas m’effondrer de sitôt, lance Jason.

La mère de Jason, Cheryl Mercredi, croit que la ténacité dont fait preuve son fils vient du fait qu’il a grandi avec des problèmes d’apprentissage. Depuis son jeune âge, il a appris à surmonter les embûches.

Je pense qu’il a fait de sa façon d’apprendre un cadeau plutôt qu’une faiblesse, dit-elle.

C’est lors d’un voyage à Disneyland, à Los Angeles, que les parents de Jason se sont rendu compte des difficultés de leur fils. Le jeune garçon leur avait expliqué qu’il s’ennuyait à force de relire la même histoire dans son livre d’école. Cheryl en a donc suggéré une autre, plus loin dans le bouquin. En voyant son incapacité à déchiffrer le nouveau récit, elle a réalisé que son fils était parvenu à contourner ses troubles d’apprentissage en mémorisant les histoires lues en classe.

Ainsi, comme elle le raconte, Jason a passé les trois étés suivants à Edmonton, loin de ses parents, pour suivre un programme spécial d’interprétation des sons visant à surmonter sa dyslexie auditive et sa dysgraphie. De son propre aveu, Jason Mercredi ne serait peut-être plus des nôtres si ses parents, Ken et Cheryl, ne l’avaient pas ainsi épaulé.

« S'ils n'avaient pas fait ça, je pense que j'aurais été dans un gang de rue ou mort. Je ne pense pas que je m'en serais bien sorti… Je doute que j'aurais même pu réussir à passer mon secondaire, sans parler d’obtenir un diplôme universitaire. »

— Une citation de   Jason Mercredi

Quelqu’un nous a dit que nous dépensions beaucoup d’argent pour ces choses, se souvient Cheryl. Nous étions en train d’économiser des sous à ce moment-là pour ses frais d’université. Je répondais aux gens qui nous questionnaient que si nous ne donnions pas ces cours à Jason, il ne se rendrait jamais à l’université; il lâcherait l’école dès qu’il en aurait le droit, en huitième année.

Grâce à ces divers cours spécialisés, Jason n’a pas abandonné l’école. Il a même su mettre au point ses propres trucs pour arriver à se concentrer en classe et à apprendre, et il ne s’en est jamais plaint. Selon son père, Ken, ce côté stoïque lui viendrait des épreuves qu’ont dû vivre ses grands-parents, et des leçons qu’il a pu lui-même transmettre à son fils.

Mes parents ont été des élèves dans les anciens pensionnats pour Autochtones, raconte Ken. Or, très jeune, on m’a dit de ne pas utiliser cela comme une excuse. "Fais tout ton possible pour gagner ta vie et être une bonne personne", me disait-on.

Nous avons transmis cette leçon à nos enfants, et il semble que nous ayons bien réussi, se réjouit-il.

Une photo du père de Jason Mercredi tenant deux enfants dans ses mains à côté d'une petite fille et de la mère de Jason Mercredi.
Ken et Cheryl Mercredi avec leurs trois enfants. Jason est le deuxième enfant à partir de la gauche. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Ken croit d’ailleurs que l’approche sans jugement de son fils vient justement de son expérience à avoir grandi avec un certain handicap : La raison pour laquelle il voit les gens différemment des autres vient du fait qu’il se faisait lui-même regarder de façon différente lorsqu’il était jeune en raison de ses problèmes d’apprentissage.

Jason raconte que ses parents lui ont aussi transmis le désir d’aider son prochain. Il se rappelle qu’il y avait une chambre d’amis, dans sa maison d’enfance à La Ronge, qui a accueilli temporairement de nombreux enfants placés en famille d’accueil. La famille recevait aussi des jeunes du quartier qui voulaient y passer la nuit, ou alors une période plus longue.

On les gardait le temps que les choses s’améliorent à la maison. C’était juste une chose qu’on aimait faire, ce qu’on a toujours fait, relate Cheryl. Ken ajoute que c’était le genre de geste qui lui venait naturellement, car son père faisait la même chose.

Si une personne se rend jusqu’à ta porte avec son sac à dos, tu lui donnes un coup de main, illustre-t-il.

Ken, qui a travaillé toute sa vie dans les services correctionnels, s’assurait en outre d’amener son fils à des cérémonies avec d’anciens prisonniers autochtones pour qu’ils puissent dialoguer ensemble sur un même pied d’égalité.

Ces valeurs d’entraide et d’équité sont au cœur de la façon dont Jason gère aujourd’hui Prairie Harm Reduction. Sous sa direction, l’organisme s’est efforcé d’embaucher des Saskatchewanais qui reflètent toute la diversité de la communauté.

C’est important pour moi d’avoir une bonne représentation, que ce soit des membres des communautés queer ou autochtone, ou alors des nouveaux arrivants, dit-il. Certaines de ces personnes viennent de milieux pauvres.

« Il y a quelques mois à peine, j’ai engagé une personne qui a vu sa vie changer grâce à cet emploi. Lorsque tu peux te lever le matin et dire fièrement à tes enfants que tu t’en vas travailler, c’est tout un changement dans une vie. »

— Une citation de   Jason Mercredi

Ce désir de donner une chance à tout le monde fait partie des raisons pour lesquelles Cheryl considère son fils comme un grand atout pour la communauté de Saskatoon : Il est prêt à embaucher plein de gens que les autres employeurs ne voudraient pas engager. En plus, il sait comment travailler de façon efficace avec eux.

La présidente du conseil d’administration de Prairie Harm Reduction, Sheena McCallion, salue elle aussi les efforts de son directeur général dans ce dossier. Elle ajoute qu’il a aussi décidé d’augmenter les salaires des employés de l’organisme, qui étaient au bas de l’échelle salariale ; une façon pour lui de valoriser le travail de chacun.

Je pense que cette volonté d’équité a une incidence positive sur le moral de l’équipe, avance-t-elle. Tous les employés sentent qu’ils sont traités également et que l’on respecte leur contribution au travail.

En tant que directeur général, il apporte une vision et la volonté nécessaire pour la réaliser. Il fait bouger les choses.

Jason Mercredi a commencé en tant qu’intervenant de première ligne pour Prairie Harm Reduction.  Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

La communauté à la rescousse
La communauté à la rescousse

La volonté et la ténacité dont fait preuve Jason Mercredi ont su rallier les citoyens de Saskatoon à la mission de Prairie Harm Reduction.

Avec le soutien de la communauté, la lutte est différente, maintenant, témoigne-t-il.

Cet appui s’est d’abord manifesté par l’achat de produits aux couleurs de l’organisme. L’idée de vendre des t-shirts avait été suggérée par un collègue établi à Halifax, une idée qui, au départ, avait paru complètement folle aux yeux de Jason. Toutefois, sans l’aide du gouvernement, il revenait maintenant à l’organisme de tenter toutes les avenues possibles pour financer l’endroit.

« On savait que la communauté de Saskatoon avait besoin que ce centre fonctionne. On pouvait voir les corps des victimes de surdoses s’empiler littéralement mois après mois.  »

— Une citation de   Jason Mercredi

Jason s’est donc lancé dans la vente non seulement de t-shirts, mais aussi de tasses et de chandails à capuchon. Tous ces produits se sont finalement vendus comme des petits pains chauds.

Jason portant un masque chirurgical est debout dans une salle de l'organisme Prairie Harm Reduction.
Jason Mercredi porte un des chandails aux couleurs de l’organisme Prairie Harm Reduction. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Le directeur explique que l’organisme a besoin de 200 000 à 300 000 $ en dons par année depuis l’ouverture du centre de consommation supervisée, soit plus de quatre fois le montant dont il avait besoin auparavant; une somme que Prairie Harm Reduction a été en mesure d’amasser grâce à la vente de produits et à la collecte de dons.

Je ne savais même pas qu’il existait autant d’argent dans la communauté pour des dons, dit Jason avec enthousiasme. La communauté et les entreprises locales nous ont tellement aidés qu’un simple merci sonne creux à mes oreilles. Ce mot ne parvient pas à exprimer toute ma reconnaissance.

Depuis, Prairie Harm Reduction offre tout un éventail de produits à son image sur son site web.

Le soutien de la communauté s’est manifesté encore davantage en avril dernier, après que la province a refusé la demande de financement de Prairie Harm Reduction pour une deuxième année. En réponse à cela, des résidents de la ville et des entreprises locales ont décidé de lancer diverses campagnes de financement pour aider l’organisme.

L'entrée principale du centre Prairie Harm Reduction vue de l'extérieur.
Prairie Harm Reduction se situe dans le quartier Pleasant Hill, dans l’ouest de la ville de Saskatoon. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

En moins d’un mois, ils ont pu amasser 180 000 $. Jason estime que plus de 50 entreprises et 450 donateurs ont participé à ces différentes collectes de fonds.

On parle ici de propriétaires d’entreprises qui ont énormément souffert durant la pandémie, rappelle-t-il. Je le sais, parce que je leur ai parlé directement. Certains d’entre eux ont de la difficulté à payer leur personnel. Malgré cela, ils ont réussi cet exploit.

Ému, Jason affirme qu’il voit cela comme une dette de sang , c’est-à-dire qu’il ne pourra jamais leur rendre la pareille, selon lui.

« Voir tout le monde se retrousser les manches et nous venir en aide [...], c’était comme un film Hallmark pour moi, à savoir : tu l’écoutes et tu te dis que c’est ringard, qu’une chose pareille n’arriverait jamais dans la vraie vie. Et là, ça t’arrive et tu restes bouche bée. »

— Une citation de   Jason Mercredi

Grâce à cet afflux de dons, Jason a pu acheter du nouvel équipement médical et embaucher plus de personnel. Tous ces ajouts ont permis au centre de doubler ses heures d’ouverture, qui sont passées de 6 par jour à 12 et demie à la fin juin.

Jason ne sait pas si les dons seront toujours au rendez-vous et s’il pourra offrir le service aussi longtemps l’année prochaine. Le directeur général du centre observe néanmoins que l’enthousiasme de la communauté pour son organisme et son travail avec les plus démunis se reflète désormais de plusieurs façons.

Par exemple, le ramassage communautaire de déchets qu’organise Prairie Harm Reduction n’attirait auparavant qu’une douzaine de personnes. Aujourd’hui, entre 60 et 70 bénévoles prennent part à l’activité.

Il remarque aussi que de plus en plus d’entreprises locales forment leur personnel à l’utilisation de l’antidote aux surdoses, la naloxone.

Nous ne sommes vraiment plus seuls, constate Jason.

Jason Mercredi se réjouit d’avoir pu étendre les heures d’ouverture du centre de consommation supervisée grâce au soutien de la communauté de Saskatoon. Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Un exemple à suivre
Un exemple à suivre

Le travail de Jason a touché plus que sa communauté : l’ouverture du premier centre de consommation supervisée de la province a eu un effet immédiat sur les autres organismes communautaires de la Saskatchewan.

Il y a quelques années, j’étais sûr qu’on allait devoir attendre des années encore avant de voir l’ouverture d’un centre de consommation supervisée ou un service semblable en Saskatchewan, reconnaît Michael Parker, directeur général du Centre d’amitié Nēwo Yōtina, à Regina. Le fait qu’ils ont réussi [à ouvrir un tel centre] à Saskatoon nous a montré que la barrière avait été franchie. Ça nous a inspirés. Nous savions alors que c’était possible.

Michael raconte qu’une unité de prévention des surdoses a été proposée comme solution pour endiguer la crise des opioïdes à Regina, à l’occasion d’une rencontre virtuelle à laquelle il a assisté en octobre 2020. Les parties prenantes se sont alors dit que le Centre d'amitié Nēwo Yōtina était l’endroit idéal pour cette unité et sont entrées en contact avec Jason.

Michael Parker.
Michael Parker affirme que Jason Mercredi a été une source d’inspiration pour lui-même et son équipe du Centre d’amitié Nēwo Yōtina, à Regina. Photo : Radio-Canada / Olivier Rouquairol Jodouin

Jason a joué un rôle clé tout au long du processus. Il nous a quasiment donné tout ce dont nous avions besoin, de la documentation relative aux politiques jusqu’à des conseils pratiques pour savoir comment bien mettre ce service en place, explique-t-il.

Michael raconte même que lors de conversations avec des fonctionnaires à propos de questions pointilleuses, on lui demandait : Avez-vous parlé avec Jason Mercredi?

Je voyais dans cette question une marque de respect de leur part à son égard.

En mai 2021, soit six mois après que l’idée eut été avancée, le Centre d’amitié Nēwo Yōtina ouvrait son unité de prévention des surdoses, où les clients ont notamment accès à un service de consommation supervisée.

Des îlots avec des tables et des chaises sont installés dans un service de consommation supervisée.
Le Centre d’amitié Nēwo Yōtina offre désormais lui aussi un service de consommation supervisée. Photo : Radio-Canada / Olivier Rouquairol Jodouin

Jason et Prairie Harm Reduction n’avaient pas terminé de leur venir en aide. Michael révèle que l’organisme de Saskatoon a partagé avec eux une part des recettes de la vente de ses produits au centre de Regina. Prairie Harm Reduction a aussi refusé les dons des résidents de Regina, dirigeant plutôt ces personnes au Centre d’amitié Nēwo Yōtina.

La plupart des gens travaillent dans leur petit monde et sont très concentrés sur leurs propres objectifs, explique Michael Parker. Jason, au contraire, fait preuve d’une telle générosité… Ça nous aide grandement.

De son côté, Jason Mercredi est prêt à s’attaquer à son prochain projet. Il se réjouit du succès du centre à Regina et souhaite désormais voir des centres de consommation supervisée ouvrir à Prince Albert, à Yorkton et à Battleford. Il veut également que le sien soit ouvert 24 heures sur 24.

Jason, face au lac, regarde vers l'horizon pendant que son chien nage.
Un moment de paix et de réflexion pour Jason Mercredi Photo : Radio-Canada / Vincent H. Turgeon

Tu veux réaliser un vrai changement social? Inspire-toi du temps qu’a dû investir Martin Luther King, conseille Jason. Il faut parfois se préparer à une décennie de travail, alors il vaut mieux être prêt à se dévouer corps et âme le temps qu’il faut.

L’homme travaille ces jours-ci à offrir un service de tests de dépistage de drogues, qui permettrait aux toxicomanes de tester leurs stupéfiants pour y déceler des traces de fentanyl, par exemple. Il croit que cet objectif sera rapidement atteint puisque le gouvernement provincial a déjà démontré de l’intérêt pour cette initiative.

Après les tests de dépistage, je veux un financement durable des centres de consommation supervisée, indique le directeur. Après cela, on pourrait commencer à penser à de véritables changements de politiques, tant au provincial qu’au fédéral.

Peut-être qu’un jour, Jason Mercredi sera suffisamment satisfait du travail accompli pour se dire prêt à se reposer. Toutefois, à l’écouter parler, ce jour ne semble pas près d’arriver.

Le travail est-il terminé? Non, il ne l’est pas. Alors on continue, conclut-il.

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